Mme Bovary est une chaudasse
Le Libération du 13 octobre 2011 titre :
« Une enseignante s'immole par le
feu dans la cour de son lycée ». Lise Bonnafous, professeur de
mathématiques, âgée de 44 ans, dépressive, s’immole par le feu dans la cour du
lycée Jean-Moulin de Béziers. Brûlée au troisième degré, cette enseignante
« était en conflit avec certains élèves, qui la trouvaient trop sévère et
contestaient ses méthodes ». Quelques jours plus tard, son père écrivait
au journal Midi Libre :
« Son message désespéré était celui-ci : il faut refonder, à tout
prix, une nouvelle et authentique école de la République, celle où primaient
les valeurs du civisme et du travail ; celle où le professeur était au
centre de tout ; celle où l'enfant du peuple pouvait devenir fils de roi. »
Cet acte désespéré n’est
malheureusement pas unique, puisque 54 suicides ont été dénombrés
officiellement dans les murs des établissements secondaires en 2009, et ce
n’est pas la médecine du travail qui pourra y faire quelque chose.
En réaction à ce professeur qui
s’est immolée par le feu, on pouvait lire, le 17 octobre 2011, un article
intitulé J’écris pour les profs qui
pètent les plombs paru sur le webzine Rue 89 (Falbala, 2011). Cet article, écrit
par un professeur de lettres du Sud
de la France est intéressant d’abord parce que cette collègue, sous couvert
d’anonymat, exprime vraiment ce qu’elle pense, et ensuite parce qu’on retrouve
des difficultés que la plupart des enseignants éprouvent dans l’exercice de
leur métier.
Dans cet article, l’auteur évoque ces professeurs qui
« ne savent pas gérer les conflits », de ceux qui « s'absentent
parce qu'ils ne peuvent plus faire face à une situation d'hostilité larvée »
et de ceux qui « restent fidèles au poste, regard éteint, rasant les murs ».
L’auteur parle ensuite de l’ambiance de travail en des termes très durs. Il
s’agit d’un lieu :
« où règne
la peur, la peur de l'autre malveillant, et au lycée chacun a son autre,
l'administration qui a peur de sa hiérarchie, les surveillants aux emplois
précaires qui ont peur de l'administration, les profs qui ont peur des élèves,
des parents, du regard des autres profs et les élèves eux, qui ont juste peur
de rater leur vie. »
On découvre des difficultés quotidiennes auxquelles
l’enseignant est confronté, l’auteur parlant ainsi pour tous ses
collègues :
« Celles
qui n'ont pas réussi à avoir des classes à faibles effectifs, celles qui n'ont
pas le nouveau manuel adapté au nouveau programme parce qu'au lycée il n'y
avait pas assez de crédits pour les acheter, celles qui officient dans des
salles où l’on ne peut pas pousser les murs, où il n'y a pas de rideaux pour
faire le noir quand on passe un film, où il y a juste 35 chaises et 35 tables
collées les unes contre les autres pour 35 élèves qui ont parfois la faiblesse
de s'agiter et de bavarder. »
Elle met l’accent sur les effectifs trop lourds de
certaines classes qui nuisent aux élèves qui seront plus enclin à bavarder, à
chahuter et à s’amuser « gentiment » ou « agressivement ».
Elle rappelle le manque de moyens pour appliquer les nouvelles directives
concernant les TICE.
Au jour le jour, en cours de littérature, cela se
traduit par l’impossibilité de visionner un film-documentaire dans sa salle. En
cours de mathématiques, cela se rencontre quand on n’a pas accès à la salle
informatique, trop demandée, ou quand les élèves ne disposent pas chacun d’un
ordinateur pour pratiquer ces mathématiques expérimentales qui intéressent tant
les concepteurs de programmes du secondaire.
Dans la pratique, l’utilisation de logiciels comme
Algobox ou Geogebra demande que l’on ait un accès facile à une salle informatique,
ou que chaque élève puisse venir avec son portable pour une séance de travaux pratiques.
Dans les faits, la salle informatique ne peut pas accueillir tout le monde, et
les ordinateurs portables, parfois payés par la région, fonctionnent avec un
système d’exploitation qui ne permet pas d’installer aisément les logiciels
utiles. Je pense ici à un enseignant qui m’a récemment parlé des difficultés rencontrées
quand il a fait utiliser les ordinateurs portables offerts par la région à ses
élèves. Ceux-ci fonctionnaient sous Linux et il fallait faire tourner un
algorithme sur Algobox qui fonctionne sur Windows. Une diablerie ! Même
après une troisième séance, le tiers de la classe n’avait pas réussi à
installer Algobox sur leurs portables, tandis que d’autres avaient pu faire
appel à des personnes-ressources plus chevronnés pour changer de système
d’exploitation. On rétorquera que ce logiciel existe aussi pour Linux, mais
dans ce cas son installation est plus difficile.
La suite égratigne le rôle des inspecteurs et explique
comment ceux-ci sont perçus. Le lycée est un lieu :
« où
les inspecteurs, si par miracle ils viennent, regardent, avant d'inspecter,
l'ancien rapport d'inspection, parce que comme ça ils ont déjà une idée et un
jugement formés. C'est plus simple et puis il ne s'agit pas de contredire
l'inspecteur précédent et d'ailleurs, le prof est d'abord :
- une
nature en général infantile (dixit les rapports, normal il n'a jamais quitté le
cadre scolaire),
- peu
susceptible d'évoluer,
- rangé
dans des catégories : rayonnant ou pas, bordélisé ou pas, assidu ou pas, aux
ordres ou pas. »
Un jour où cette enseignante est allée rendre visite à
un médecin du rectorat pour justifier pourquoi elle faisait une demande pour
travailler sur un poste adapté, car elle n’en pouvait plus et se sentait de
plus en plus dépressive, ce médecin lui
a expliqué que :
« dans
une usine, quand les boulons changeaient il fallait bien que les ouvriers
s'adaptent aux nouveaux boulons » et que « dans l'enseignement,
c'était pareil, il fallait s'adapter. »
Et cette enseignante de se demander qui étaient les
boulons !
Qui plus est, il est des objectifs que personne ne
peut mener à bien, même s’ils sont imposés par la hiérarchie. On peut par
exemple arriver à changer sa façon de travailler avec des boulons qui auraient
changé de forme, mais il est loufoque de croire que l’on pourra conserver un enseignement de qualité en
classe de première, filière scientifique, quand l’horaire hebdomadaire passe de
6h à 4h, cela tout en perdant un temps précieux avec des ordinateurs pour des
travaux pratiques présentés comme la panacée. On peut rêver…
Pour en arriver au grave problème concernant Mme
Bovary, il faut continuer la lecture de l’article qui nous montre, en reprenant
quelques instructions ministérielles concernant les programmes, combien il est facile
de rédiger ceux-ci sans prendre en compte les réalités du terrain. Il est temps
de se poser la question vitale de savoir s’il est possible de captiver une
classe de 35 élèves sur un roman de Gustave Flaubert en suivant les
instructions suivantes :
·
« constitution et
enrichissement d'une culture littéraire ouverte sur d'autres champs du savoir
et sur la société » ;
- « construction progressive de repères
permettant une mise en perspective historique des œuvres
littéraires » ;
- « développement d'une conscience
esthétique permettant d'apprécier les œuvres, d'analyser les émotions
qu'elles procurent et d'en rendre compte à l'écrit comme à
l'oral » ;
- « étude continue de la langue comme
instrument privilégié de la pensée, moyen d'exprimer ses sentiments et ses
idées, lieu d'exercice de sa créativité et de son imagination ».
Comme beaucoup de professeurs du secondaire qui vivent
la réalité du terrain jour après jour et composent avec, notre enseignante se
dit que cela fait sans doute longtemps que les personnes qui ont élaboré ces
programmes n'ont pas mis les pieds dans une classe.
Mais où se trouve la « chaudasse » dans tout
cela ? Voilà :
« A la
fin de la séquence « étude du roman réaliste », après une
« lecture analytique » de « Madame Bovary » (étude des passages-clés)
et visionnage du film de Claude Chabrol, j'ai obtenu des résultats assez
encourageants finalement (j'ai réussi à cocher la case « culture
littéraire ouverte sur d'autres champs du savoir et sur la société
contemporaine ») :
– Ben m'd'am,
en fait, c'est une chaudasse madame Bovary ?
– Ben oui, si
vous voulez, on peut dire ça comme ça. » (Falbala,
2011)