Décryptage des Médias



Ce matin du premier avril 2005, je regarde les informations de TF1. Il est 8h, et il s'agit donc des informations de 13h en métropole. Je ne vois que Rome et des reportages sur la maladie du Pape, pendant pratiquement toutes les 30 minutes que dure le journal. Pour une information, c'en est une ! La grêve des lycéens a été complètement occultée, et l'on ne peut rien dire. Cela fait toujours bien de se lamenter sur quelqu'un qui va disparaître, et mal de dire le contraire (seriez-vous un sans coeur, un égoiste ?). Une émission spéciale sur la santé du Pape aurait satisfait tout le monde, mais axer tout le journal d'informations nationales et internationales sur ce thème unique montre qu'il y a manipulation. Cela nous invite à nous poser la question de savoir ce que l'on essaye de nous cacher.

Récidive, à LCI, j'allume mon poste à 12h30, pour tomber sur une pauvre dame qui a été rouée de coup, et sur les toutes explications qu'elle donne. Au bout de quelques minutes, j'apprends que ce sont les « méchants lycéens en grève » qui sont la cause de l'agression qui a eu lieu devant ou dans les locaux d'un Lycée. L'information est passée : voilà les casseurs, voici les victimes.

J'ai l'impression qu'il y a actuellement un regain de manipulation à la télé... à qui appartiennent les médias ? Comment oeuvrent-ils pour imposer une politique ? Il y a de bonnes questions à se poser...

Je n'ai malheureusement pas le temps d'affiner ces réflexions et je vous livre mes états d'âmes et mes réactions à chaud. Mais j'ai pris le temps de lire un excellent article du Monde diplomatique sur la façon dont les médias ont présenté les mouvements sociaux récents. Si vous avez 2 minutes, jetez un oeil sur l'article de G. Balbastre et P. Rimbert ci-dessous ;))

Et si vous voulez réagir, ou utiliser ces lignes, n'hésitez pas : ce magazine est le votre !


Stratégies planétaires |


Témoignage-réflexion d'un journaliste :


"La précarité des journalistes les pousse

à négliger le travail d’enquête" (1 avril 2005)


relevé sur http://www.peripheries.net/i-balb.htm

Ancien correspondant de France 2 dans le Nord, passé au documentaire et à la sociologie, co-auteur de l’ouvrage Journalistes au quotidien -sous la direction d’Alain Accardo-, Gilles Balbastre raconte son parcours. Critique, il témoigne des réalités d’une profession dont il analyse avec acuité les travers et les manquements.


Gilles Balbastre: "J’ai fini l’Institut universitaire de technologie de Bordeaux en 1987, avec un diplôme de JRI (journaliste reporter d’images). A l’époque, j’avais 27 ans. J’avais fait d’autres boulots avant, d’autres choses. J’étais d’un milieu ouvrier. Choisir la filière JRI n’était pas un hasard. Je n’avais pas assez confiance en moi en tant que journaliste pur. J’ai fait un compromis plus ou moins inconscient: j’ai choisi un métier à la limite de la technique. A la sortie, j’ai vécu la première locale M6 à Bordeaux, mais dès le début, j’avais l’envie de faire autre chose. Même si j’aimais bien ce que je faisais, j’ai été critique assez vite. J’étais très politisé et je le suis encore -je suis à gauche-gauche. FR3, M6, produisaient un journalisme assez consensuel.
Je suis allé sur Paris pour me mettre au planning de France2 ou TF1. On m’a proposé de venir à Lille, où j’avais déjà travaillé pour FR3. A partir de 1990, j’ai travaillé pendant cinq ans au bureau de France2 à Lille. J’étais pigiste (payé à la prestation, ndlr) permanent, ce qui était un statut très bâtard. En 1992, j’ai eu l’occasion de travailler avec Daniel Karlin sur Les chroniques de l’Hôpital d’Armentières, à la caméra. J’avais beaucoup aimé L’amour en France, j’étais un fan de Karlin. A partir de ce moment, il y a eu des changements à France2, et puis moi aussi j’étais changé. Avant 1992, il y avait encore une autre mentalité, sur le plan des choix, et de la longueur des sujets, qui pouvaient durer jusqu’à trois minutes. En tant que correspondants, on proposait énormément de sujets. On ne nous poussait pas à faire du news. L’arrivée d’Hervé Bourges à France2 a rameuté des gens de La 5, qui ont apporté un journalisme de cow-boys: sujets courts, ouverture du 20 Heures et du 13 Heures avec des faits div’. De plus en plus, j’ai décroché.


Je vivais dans le Nord, une région en crise, en pleine mutation économique et sociale, et je n’étais pas du tout satisfait de la façon dont on racontait cette actualité. Je me sentais de moins en moins correspondant, et de plus en plus vautour. J’étais pigiste, il faut voir aussi que plus je faisais de sujets, plus je gagnais. Plus je faisais de petites filles violées, plus je gagnais ma vie. Cela devenait pour moi intenable.


J’avais gardé des contacts avec un de nos professeurs de l’IUT. Je me suis plaint à lui de ce métier, je lui ai raconté des anecdotes. Il me disait: "Ecrivez-le, tout ça!" A un moment donné, je me suis lancé, j’ai commencé à écrire. En fait, j’ai entamé un journal de bord au bureau de France2. Avec toujours un souci d’objectivation, en notant les comportements, les petites phrases, les mots des chefs, nos rapports entre nous et nos confrères. Ça a donné Journalistes au quotidien, avec d’autres contributions.
Ecrire, cela a été une étape très difficile, parce que je travaillais, et en même temps, j’objectivais, c’est-à-dire que je me regardais, je me voyais faire.


Périphéries: Vous aspiriez à autre chose?
G. B.: Je suis parti du bureau de France2. En 1995, j’ai commencé à faire des Saga Cités avec Nathalie Dollé sur la 3, c’était assez agréable. Mais j’avais en plus une grosse frustration: je voulais être journaliste, pas seulement cameraman. J’ai beaucoup touché les ASSEDIC, retravaillé pour la 3, et j’ai eu un projet de documentaire sur le monde ouvrier. J’ai accroché un producteur, un réalisateur. La production a été acceptée au bout de deux ans par Arte. C’est La Saga des Massey-Ferguson, qu’on a commencée début 1997 et terminée en novembre. Le réalisateur avec lequel je me suis entendu a dû faire un travail sur lui, car il venait d’un milieu très bourgeois. Il avait un regard ethnocentrique et parfois condescendant sur le monde ouvrier, parce qu’il avait peur. C’était dur pour moi aussi. Je ne suis pas ouvrier moi-même. Ma mère avait un BEPC, mon père était ouvrier, j’ai une culture ouvrière, à la maison on écoutait Louis Mariano, Tino Rossi et compagnie, mais en même temps, ce monde ouvrier était d’un certain niveau. Mon père était à la SNCF, il était qualifié, il avait beaucoup de fierté. Et, en même temps, culturellement, une domination. Cela n’a pas été facile de découvrir ce milieu, qui a ses codes culturels, des stratégies, des différences d’approche.
On a mis trois ans pour parvenir à faire La saga des Massey. J’ai touché dessus 23 000 francs de droits d’auteur, et 53 000 francs de salaire brut. Cela fait, en net, 75 000 francs pour trois ans. Se pose un problème de survie. Il faut compléter avec un travail de journaliste au quotidien, lui-même de plus en plus insupportable.


P.: Vous faites de la recherche sociologique, du documentaire: vous vous considérez encore comme un journaliste?
G. B.: Je m’échappe dans la sociologie, mais je vais revenir, car je me sens journaliste dans l’âme. J’aurais pu, à travers La saga des Massey, tomber chez les intermittents du spectacle. Cela aurait été beaucoup plus intéressant pour moi, parce que les ASSEDIC sont plus importantes. Mais j’estime qu’un plombier ne doit pas se faire passer pour un charpentier, et que les journalistes doivent se battre pour que les ASSEDIC soient proportionnelles à la précarité qu’ils vivent. Le patronat de la presse ne doit pas pouvoir faire ce qu’il veut. Il ne doit pas pouvoir humilier un personnel, et laisser l’Etat en assumer les conséquences, à travers les ASSEDIC.


P.: La précarité dans les médias devient systématique?
G. B.: Pire, il y a une gestion de la précarité. Les secteurs qui investissent le plus sont ceux qui emploient le plus de pigistes: la presse magazine, spécialisée et grand public, et l’audiovisuel. Toute les lois du travail sont contournées. Les gens sont payés en droits d’auteur, en notes d’honoraires, à 60, voire 90 jours, sans charges sociales. Cela permet d’avoir une main d’œuvre à merci.


Avec l’équipe de Journalistes au quotidien, nous avons réalisé dix-sept entretiens avec des journalistes de tous les secteurs pour un nouveau livre -qui n’a toujours pas trouvé d’éditeur. Ces entretiens révèlent de vrais problèmes sociaux. Ils travaillent systématiquement le week-end, ou pour les fêtes. Avec cette vieille idée qu’un journaliste ne doit pas compter son temps. D’ailleurs, c’est un milieu où il y a beaucoup de divorces. La flexibilité marche bien dans le journalisme, parce qu’il y a une illusion de liberté. Les journalistes n’ont pas une grande conscience de groupe, et ils ont une capacité de résistance réduite face au patronat de presse.
Tout journaliste croit qu’il va être LE grand journaliste, LE grand écrivain, LE grand documentariste. Et il accepte toutes les conditions pour accéder à ce rêve. Au bout de dix ou quinze ans, il s’aperçoit qu’il n’est toujours pas un grand écrivain, et surtout, qu’il gagne 7.000 balles par mois, parfois 3.000, parfois 4.000.
Le pigiste est devenu un véritable VRP. Il accroche les rédacteurs en chef ou les boîtes de production, en proposant des projets, des sujets. Ses sujets doivent répondre à des critères de marché. Et ce qui ne peut pas se vendre ne peut pas se faire.


Pour les CDD en news, ces pigistes ont l’impression de faire partie de la rédaction, mais ils subissent les mêmes contraintes: ils sont dépendants d’un rédacteur en chef pour le renouvellement de leur CDD ou de leur pige, ce qui les oblige à faire les sujets que la rédaction impose, à adhérer, voire à renchérir dans les conférences de rédaction.
P.: Quelles conséquences sur le traitement de l’information?
G. B.: Ce personnel fragilisé ne peut pas suivre les dossiers, collectionner les informateurs. Il ne connaît pas bien les sujets, et en même temps, il doit surenchérir pour être renouvelé. Les bagnoles brûlées, pour eux, c’est pain bénit.
On ne parle jamais des dérèglements sociaux, seulement de leurs conséquences. La réalité du monde du travail tourne, aujourd’hui, autour de la flexibilité, avec l’alimentaire, le BTP, la restauration. Les conditions sont vraiment angoissantes, les garanties n’existent plus. C’est quand même être aveugle que de ne pas voir à ce point comment fonctionne le monde salarié, le monde de l’entreprise. A côté de cela, c’est facile d’aller faire le carton sur l’autoroute, la petite fille qui vient de se faire violer, les bagnoles qui crament.


En se comportant ainsi, les journalistes soutiennent le discours du Front National. Des bagnoles qui brûlent, ça existe tout le temps. Cette façon de favoriser le spectaculaire répond au discours d’un parti politique, d’une conception de la société. Les journalistes se prennent la tête pour savoir comment parler de Le Pen. Je me fous de savoir comment on parle de Le Pen. La question, c’est peut-être comment on parle de la société tout court. Comment on décrit le Nord-Pas-de-Calais, son chômage entre 20 et 35%, cette région que le patronat du textile a désertée après y avoir fait des plus-values énormes pendant plus d’un siècle et demi, pour aller investir dans le tiers-monde. Il a laissé des populations exsangues, sans rien. On parle très peu de tout cela. Parce qu’on présuppose les goûts de l’opinion publique. Pourtant, le succès grandissant du Monde Diplomatique, de Charlie Hebdo, d’Alternatives Economiques, montre qu’il y a un besoin d’autre chose.
J’ai suivi le procès de Metal Europe, en juin. C’est une grande raffinerie de zinc d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais. En 1993, un cône de raffinage de zinc a explosé: 10 morts. En janvier 94, le même cône cède: un mort et un blessé grave. On avait couvert à France2. Spectaculaire. Au procès, on apprend qu’il n’existe pas d’instruments pour mesurer ce qui se passe dans les cuves de raffinage de zinc ou de plomb. Le seul critère, c’est quand ça explose, et que l’homme est devenu un morceau de charbon. On doit attendre le procès pour découvrir des méthodes archaïques. C’est au journaliste de chercher tout cela. Mais même le procès, la presse nationale l’a boudé. TF1, France2 et M6 sont venus l’après-midi du premier jour, parce que comparaissait un rescapé brûlé à 90%. Le sujet, à la télé, lui consacrait une minute trente: "Vous avez mal?" Tu m’étonnes qu’il a mal! Après, on ne les a plus revus. Voilà, au quotidien, la vénalité des patrons de presse. La même que celle des patrons de l’industrie. On engrange le pognon.


Les chaînes se font concurrence, mais on produit les mêmes informations partout. Où est le pluralisme, la liberté du téléspectateur? On se fout de la gueule de l’URSS et de la façon de traiter l’information avant la chute du Mur, mais où on en est, nous? L’information est complètement carcérale.
Au début, quand je travaillais pour France3, je me disais que c’était important de bien travailler, d’être un bon JRI. Quand tu es reconnu, tu es plus légitime pour formuler une critique. C’est ce qui se passe pour des jeunes qui arrivent, et qui osent poser des questions. S’ils ne sont pas d’accord, on leur dit qu’ils n’ont pas de talent. On leur dit qu’ils ne sont pas bons, on leur explique que, naturellement, un sujet se fait en une minute et trente secondes, avec une minute quinze de témoignage. Et si tu ne fais pas ça, c’est que tu n’es pas bon. Et quand tu es jeune, que tu débutes, tu en prends plein la gueule. En plus de ça, les autres, à côté, ils le savent, que tu n’es pas doué. Alors, pourquoi les jeunes qui débutent ne sont-ils pas solidaires? Cela leur permettrait de sentir qu’ils ne sont pas seuls.


Pour moi, l’uniformisation de l’information est la même à la radio et à la télé: exagération du fait divers et du spectaculaire, de l’intime et du pathos. C’est le: "Ah! ton témoignage il est fort". Il faut qu’on ait des "bons clients". Et avec nos formats, au final, on se retrouve avec seulement le témoignage, sans analyse. Du mec qui meurt de l’amiante, sans avoir idée de la logique économique qui se cache derrière le problème de l’amiante, cette logique qui privilégie le profit et pas l’homme. La presse écrite, même la presse quotidienne régionale, a plus de temps.
P.: Voyez-vous un moyen de contrecarrer cette logique?
G. B.: Il faut résister, prendre conscience, s’organiser en syndicat. La CGT, malgré son image communiste, talonne maintenant la CFDT, à la commission de la carte. Il faut planquer sa révolte dans sa poche quand on est précaire, et au moment où on passe titulaire, ramener sa gueule. Cette trouille de l’ouvrir, à force, elle fait chier.

Le recrutement des journalistes se fait soit dans les classes bourgeoises, soit dans la classe moyenne, qui n’a qu’une envie, c’est de décoller de son milieu d’origine. Ils ont un regard, soit condescendant, soit ethnocentrique, soit méprisant sur une majorité de la population qui gagne moins de 7 000 francs par mois. C’est le regard complètement décalé du journaliste sur le mouvement de décembre 1995. Il faut agir sur la formation.
Les journalistes titulaires ne savent pas résister au chef, ils servent la soupe aux dominants. Ils ont le sentiment de devenir dominants parce qu’ils bouffent avec les dominants. Pourquoi cela leur suffit-il? Et pourquoi aller foutre son micro sous le nez d’un mec de la CGT, ou de celui d’un ouvrier de base, c’est forcément con? On dit que les syndicats ont la langue de bois. Et le patron, il a pas la langue de bois, lui?
P.: C’est une conception très militante...
G. B.: Oui. A ce stade, défendre l’information est un acte politique. Il faut prendre le temps d’enquêter. Quand on parle du monde ouvrier qui vote Le Pen, dans des analyses primaires, est-ce qu’on gratte derrière, est-ce qu’on va chercher comment cela se fait? Dans La saga des Massey, par exemple, on est allés voir le monde ouvrier à la chaîne. Cette usine n’est pas tout le monde ouvrier, c’est une usine de métallurgie. Mais même dans cette usine, il y aurait des tas d’autres choses à faire. On aurait pu raconter le Front National. Les ouvriers sont de plus en plus pressés par une réalité qui les désincarne. Maintenant, qu’ont-ils comme espoir? Trente ans à la chaîne, et ils votent Front National, parce qu’ils n’ont plus de références. La personne avec qui j’étais m’a montré la porte des chiottes. Il y a trente ans, il y avait écrit: "Vive le PC, vive la Révolution". Maintenant, y a marqué: "Vive Le Pen, à bas les bougnoules".
Tous les matins, sur Inter, on a droit à la chronique de Jean-Marc Sylvestre, la voix du patronat. Serge Halimi (auteur des Nouveaux chiens de garde dénonçant le journalisme de marché et de connivence, ndlr), lui, a refusé de passer à la télé. Parce qu’on voulait lui mettre quelqu’un en face. Il s’est justifié dans un entretien à Charlie Hebdo: les autres, toute l’année, peuvent dire ce qu’ils veulent. Ils n’ont personne en face. Nous, quand nous avons quelque chose à dire, il faut qu’on ait un contradicteur.


On parle toujours des acquis sociaux, mais comme le souligne Bourdieu, on ne parle jamais des acquis des actionnaires, des bénéfices engrangés. Acquis contre acquis, c’est ce qui devrait prévaloir. La société devrait garantir des droits, un certain cadre de vie. La bourse et les sociétés françaises font des bénéfices énormes, et on dit aux gens de se serrer la ceinture, avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Les hommes au chômage s’alcoolisent, les familles explosent... Cela, il ne faut surtout pas le diffuser. Mais les conséquences -le Front National à 16%, les violences urbaines-, c’est ce qui vend... Effectivement, à ce stade, on en arrive à un combat politique. Est-ce qu’on est des instruments? C’est quand même la question fondamentale."


Propos recueillis par Anne-Sophie Stamane avec Benoît Ferradini
Périphéries, mai 1998



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Le surf futé : visitez le dossier sur les médias du Monde diplomatique !



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« Celui qui ment, et qui ment délibérément et non par erreur, cherche à mettre des obstacles entre les individus et leur liberté. On pourrait croire que tout le monde a soif de saisir la réalité le plus exactement possible. Evidemment, il n'en est rien. Giordano Bruno, Galilée, l'ont appris à leurs dépens, et la servitude volontaire décrite par Etienne de la Boétie n'est autre que le refus de se convertir à la réalité, refus que la langue de la psychanalyse a nommé résistance. » (Edito de Philippe Val, dans Charlie Hebdo du 30 mars 2005)



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02/05/05 : Trois millions d'euros pour un lavage de cerveau. Annoncée il y a plusieurs jours, la campagne de propagande réalisée par le Gouvernement pour défendre la suppression du lundi de Pentecôte va coûter ... 3 millions d'euros au contribuable, abaissant le débat politique au niveau d'une campagne publicitaire.
Alors que près de 80% des Français refusent la suppression du lundi de Pentecôte, le Premier ministre s'acharne à vouloir démontrer qu'il a raison. Que ce n'est pas la mesure qui est mauvaise, mais toute la "France d'en bas" qui pense mal. Et il dépense pour cela la valeur de 50.000 journées de smicard.
Raffarin lave plus blanc ? Un scandale de plus, et une maison de retraite de moins.
Les Amis du Lundi ne font pas appel aux finances publiques pour leur communication !


Mais tous ensemble, nous pouvons avoir une audience supérieure ! Visitez l'adresse http://perso.wanadoo.fr/milisoft/stuff/html/pubgouv.html
Citoyens, internautes, webmestres, médias, diffusons ! Le CAL, nous, c'est vous !
www.lesamisdulundi.com




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« Le contre-pouvoir joue les chiens de garde »

(G. Balbastre et P. Rimbert) avril-mai 2005



Les médias, gardiens de l’ordre social : Le mouvement de mai-juin 2003.

Relevés sur : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/themes/jt/media_gard_ordre_soc.html

A visiter : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/themes/jt/jt-0.htm (site sur « La TV au crible de la critique »

A acheter : le Monde diplomatique d'avril-mai 2005 : du travail précis! ou encore : « Journalistes précaires », Le Mascaret, Bordeaux 19998.


Article paru dans « le Monde diplomatique » de avril-mai 2005 consacré aux médias, sous le titre « Le contre-pouvoir joue les chiens de garde ».


Les dogmes peuvent tuer. La réduction des dépenses publiques, priorité des gouvernements depuis vingt ans, a fragilisé le système de santé français, incapable de répondre aux conséquences de la canicule. Plus qu’ailleurs en Europe, des milliers de personnes âgées en sont mortes. Absente durant cette période, l’équipe du premier ministre, M. Jean-Pierre Rafarin, est en revanche omniprésente sur le terrain des mesures régressives frappant les enseignants, les intermittents du spectacle, les étudiants. Elle programme une troisième année de baisse des impôts pour les plus favorisés, censée relancer l’emploi. Alors que la détérioration de la croissance et l’augmentation du chômage sanctionnent cette obstination, le mécontentement social s’étend. Malgré le silence de certains médias.

Le soir de la journée nationale d’action du 10 juin contre la réforme des retraites, TF1 consacra 3 minutes 47 secondes aux grévistes et manifestants contre 14 minutes 5 secondes à ceux qui les dénonçaient. Même équilibre sur France 2 : le journal télévisé de 20 heures du 14 mai avait octroyé 1 minute et demie à la parole des protestataires contre 8 minutes 50 secondes aux gênes occasionnées par les grèves. A trois reprises au moins (les 13, 14 et 16 mai), les téléspectateurs du service public purent s’émouvoir des infortunes d’une start-up parisienne, assurément très représentative du salariat français. A l’opposé, la « France des grévistes », dépeinte comme celle des «  ronds-de-cuir » et des « assistés », était symbolisée par Marseille. « Il faut dire que les services publics et parapublics y tiennent une très grande place et que la ville compte de nombreux retraités, chômeurs et RMistes » , soulignait Patrick Poivre d’Arvor sur TF1 (4 juin).
Il faudra alors toute la perspicacité distinguée de David Abiker, chroniqueur de l’émission « Arrêt sur image » (France 5), pour déplorer le traitement de faveur réservé aux grévistes : « En regardant ces images, je me suis dit que la grève, ça pouvait être une série de petits bonheurs. (...) Je suis pas sûr, moi, ayant constaté dans mon entourage, mes collègues, que ça ait été véritablement systématiquement une partie de plaisir. On doit trouver un ou deux usagers qui aient dû soit intérieurement bouillir de colère, soit galérer  (1). » Oui, on les avait trouvés...
Une idée répandue veut pourtant que le traitement médiatique des conflits sociaux soit la résultante des stratégies de communication mises en œuvre par les acteurs du conflit. La presse servirait alors de simple chambre d’enregistrement aux protagonistes. Elle relaterait leurs efforts pour accéder aux médias et gagner ainsi les faveurs de l’« opinion (2) ». A travers ses différentes sensibilités, elle restituerait l’ensemble des points de vue. Dans le cas contraire, l’annonce par les sondages de la popularité d’une contestation obligerait d’ailleurs les entreprises de presse à équilibrer leurs lignes éditoriales pour conserver leur clientèle. En vertu de ce postulat, un responsable d’institut d’opinion avait affirmé : « On ne peut pas dire que, en 1995, les grévistes n’aient pas été à la fête dans les médias (3). » Cette thèse a pour elle les apparences : les gouvernants ne s’enorgueillissent-ils pas d’un souci permanent de « pédagogie », les syndicats de leurs stratégies de communication, les contestataires de leur capacité d’organiser des manifestations qui intéresseront les journalistes et leur permettront ainsi de « sensibiliser l’opinion » ? Juchés en position d’arbitres des habiletés médiatiques, les professionnels de l’information paraissent alors exonérés de toute critique, les reproches ne pouvant émaner que de grincheux distancés dans la course aux médias.Aux antipodes de cette conception vaporeuse d’un marché autorégulé de l’information, la couverture des grèves du printemps 2003 rappelle que les médias (qui appartiennent souvent à de grands groupes capitalistes) ne sont pas les simples spectateurs mais des acteurs des conflits sociaux.
Selon un scénario désormais familier, le plan gouvernemental de réforme des retraites fut acclamé par les éditorialistes les plus en vue ; les signataires de l’accord, félicités. Aux ministres et aux directions syndicales on prodigua encouragements à « résister » à la pression des «  foules impures (4) » ; on invita des « experts » à ratifier « scientifiquement » la réforme. Les sondeurs sommèrent les sondés de choisir entre diverses variantes d’une même proposition, cependant que la presse agitait les résultats comme preuve du soutien populaire à un plan de réduction des « avantages acquis », fût-il différent dans le détail du projet gouvernemental. Et, entre deux annonces d’un « essoufflement » du mouvement, les journalistes se déchaînèrent contre ces grévistes «  convulsionnaires » accusés de « bloquer l’économie à un moment où ça ne va pas fort pour mieux défendre des revendications simplistes et ultracorporatistes (5) ». Les grévistes étaient à nouveau « à la fête ». Comme des boîtes de conserve au jeu du chamboule-tout...
Le traitement du conflit sur les retraites et la décentralisation de certains personnels de l’éducation nationale a d’abord fait ressortir la quasi-absence en France d’information sur le social. En temps ordinaire, aucun des trois grands journaux nationaux dits « de référence » ne comporte de rubrique quotidienne sur ce thème. Les rapports sociaux dans l’entreprise sont tantôt isolés dans des suppléments hebdomadaires largement occupés par des annonces payantes destinées au recrutement des cadres (cahier « Emploi » de Libération ), tantôt engloutis aux côtés des faits divers dans les pages «  société », tantôt rejetés dans les rubriques « économie » ou « entreprises » consacrées à la microéconomie et rédigées du point de vue des « décideurs ». Nul cahier consacré aux luttes syndicales n’équilibre les suppléments « argent », «  mode » et « cadeaux » (de luxe). Même situation dans l’audiovisuel : à l’exception de France 5, les chaînes hertziennes ne programment aucun magazine social régulier alors que pullulent les rendez-vous « de société ».
Un ethnocentrisme de classe
Au sein de la profession, le journalisme social est déconsidéré. Pour les responsables éditoriaux, la faute incombe à la « grisaille » du rapport salarial : il détournerait les consommateurs de presse... et, surtout, les annonceurs publicitaires. François de Closets, journaliste économique, a justifié cette absence : « Il est très difficile de faire naître une demande implicite sur les problèmes sociaux. Les syndicats, ça fait fuir tout le monde (6) . » Tout le monde, vraiment ? Ou faut-il voir dans cette répulsion (imaginée) le résultat de l’usinage par les écoles de pouvoir d’une élite professionnelle issue des milieux aisés, habitée par un ethnocentrisme de classe tel que, pour un «  grand reporter », « monter les marches qui mènent vers les appartements , c’est pénétrer dans un autre univers  (7)  » ?
Contrairement aux « odyssées » des patrons de choc, le social n’est médiatisé qu’en situation de crise. Pour qu’une fenêtre médiatique s’ouvre sur le monde du travail, il faut qu’une explosion éventre une ville (AZF Toulouse), qu’une grève induise des perturbations (SNCF), qu’une percée électorale de l’extrême droite soit imputée aux ouvriers. Ou alors qu’émerge une forme d’action jugée « nouvelle » par les journalistes (Cellatex, salariés de McDonald’s). Sur le reste, c’est-à-dire sur l’essentiel, rideau. De cette censure spontanée découle une conséquence majeure : tandis que la médiatisation d’un conflit de grande ampleur ne débute qu’après les premières mobilisations, les décisions qui déclenchent ce conflit ont déjà fait l’objet d’un accompagnement médiatique en profondeur.Depuis le milieu des années 1980, l’urgence d’une réforme libérale des structures de l’Etat social mises en place à la Libération a été régulièrement proclamée par Le Point comme par Le Nouvel Observateur , par Le Monde comme par Le Figaro , sur TF1 comme sur France 2, sur France-Inter comme sur Europe 1. La hiérarchie des rédactions balise les chemins éditoriaux le long desquels va serpenter la couverture quotidienne d’une grève ou d’un conflit.En 1993, le directeur du Point exigeait que M. Edouard Balladur, fraîchement nommé premier ministre, opère sans tarder « la chirurgie annoncée sur les retraites et la Sécurité sociale (8). » Dix ans plus tard, le directeur délégué du Nouvel Observateur , notant à regrets que « la France l’un des derniers pays à n’avoir réformé ni sa Sécurité sociale ni ses retraites » , exhortera le gouvernement à franchir enfin « le mur de la réforme (9) ». Entre-temps, d’innombrables articles sur le thème « Peut-on encore réformer l’Etat ? » auront tout à la fois distillé et dénoncé « un sentiment diffus de blocage. Retraites, éducation nationale, SNCF, ministère des finances, autant de réformes amorcées, et en grande partie avortées. De quoi alimenter la rengaine des contempteurs de la sphère publique  (10) ».
Ces considérations idéologiques, toujours dissimulées par l’invocation de la « rationalité », de la « modernité », de l’Europe ou du « réalisme », s’arriment à un môle doctrinal commun : « Depuis vingt ans , prétend l’éditorialiste économique d’un grand quotidien national, les Etats européens ont fait le mauvais choix. Ils n’ont guère augmenté leurs dépenses régaliennes - police, justice, armée, dépenses administratives. (...) En revanche, l’Etat social (santé, retraites, allocations familiales, chômage, aide au logement, RMI) ne cesse de progresser (11). » Au-delà des divergences de forme savamment mises en scène, les journalistes qui « font l’opinion » convergeaient depuis longtemps sur l’essentiel : refonte « inéluctable » du système de retraites, « nécessaire » mise à contribution du travail plutôt que du capital, alignement « incontournable » de la durée de cotisation des salariés du public sur ceux du privé.
« Cela relève d’une solidarité entre Français bien normale pour tous ceux qui ne s’accommodent pas d’une société de privilèges (12) » , avait-on tranché. Société de privilèges ? Les cadres de la presse nationale s’abstinrent en tout cas de signaler qu’ils bénéficient, eux, d’un abattement fiscal automatique de 7 620 euros, d’au moins douze semaines de congés et récupération du temps de travail, d’un treizième mois, de retraites complémentaires, d’intéressement, de « parachutes dorés ». Et surtout de salaires très supérieurs à la moyenne (13).Quand François Fillon dévoila ses intentions, ceux qui, huit ans plus tôt, chantaient « l’audace » et l’ « équilibre » du plan Juppé jurèrent donc, cette fois encore : « Il n’y a pas d’alternative  (14) . » Et, comme en 1995, nombreux furent les gardiens du « cercle de la raison  » libérale qui rejetèrent les contestataires dans le camp des décalés mentaux (lire Malades mentaux) . La politique que conspuaient des millions de manifestants, c’était un peu la leur.
C’est dans ce lit éditorial que s’écoula le flot quotidien de l’information grand public sur les grèves. Dans ce registre, l’impact de la télévision et de la radio domine (15). Pour s’en tenir aux informations diffusées par les principaux journaux télévisés pendant les grèves du printemps 2003, plusieurs figures imposées du traitement médiatique des conflits sociaux (ré)apparaissent (16).
En premier lieu, la définition des protagonistes et l’assignation de leurs rôles. Dès le lendemain de la mobilisation du 13 mai, l’écrasante majorité des reportages de TF1, France 2 et, dans une moindre mesure, de France 3 partagent la société en deux camps irréductiblement opposés, faciles à repérer et surtout à décrire. Dans le rôle des gêneurs, les grévistes syndiqués de la fonction publique ; dans le rôle de leurs « victimes » , les parents d’élèves, usagers des transports en commun, lycéens, travailleurs.
Ainsi s’opère le renversement médiatique des antagonismes qui structurent le conflit : vus à la télévision, les salariés ne s’opposent plus à un gouvernement et à un patronat décidés à amputer leurs droits ; ils s’opposent entre eux. Car la plupart des reportages présentent bien les grévistes comme des professionnels, mais de l’arrêt de travail ; ils n’ont pas d’enfants, n’empruntent jamais les transports ni ne fréquentent les commerces. Réciproquement, on martèle cette autre « vérité » : les salariés normalement constitués ne font pas grève, mais « cherchent par tous les moyens à se rendre à leur travail » (France 2, 13 heures, 13 mai).
Il ne faut sans doute pas chercher bien loin les fondements d’une telle évidence : les journalistes qui nous ont informés sur les débrayages et les manifestations des 3 avril, 13 et 25 mai, 3, 10 et 19 juin avaient eux-mêmes choisi de ne pas faire grève ces jours-là, malgré un préavis déposé par le SNJ-CGT (17). Cette décision fut-elle sans influence sur la sélection des micros-trottoirs diffusés sans relâche en ouverture des journaux ? On peine à dénombrer les invectives d’usagers fatalement « pris en otage » contre les conducteurs de la RATP, « des salauds et des égoïstes » , «  des gros nazes » qu’il faudrait « attaquer au pénal  (18) » ?
La « France du travail » façonnée par les médias était paradoxalement représentée par des fractions minoritaires de la population active : cadres supérieurs, chefs d’entreprise, professions libérales - parisiens de préférence. L’indignation des petits et des grands patrons ruisselait à l’écran. Sur TF1, Jean-Pierre Pernaut comptabilisait les « nombreuses catégories professionnelles qui ne se sentent pas concernées par cette réforme des retraites. Par exemple les commerçants  : que pensent-ils de l’agitation actuelle ? » (19 mai). Sur France 2, David Pujadas élucidait un autre mystère : « Hier, on l’entendait, le patron des patrons, Ernest-Antoine Seillière, disait que la France s’appauvrissait dans la rue. Que la grève coûtait cher à l’économie. Comment les entreprises vivent-elles ces journées au ralenti ? » (14 mai).
Seconde figure imposée du traitement audiovisuel d’un conflit social : l’effacement de ses enjeux réels au profit de problèmes médiatiquement exploitables. A mesure que s’éloignait la perspective du retrait ou de la renégociation des « réformes » Fillon et Ferry, la télévision chercha de nouveaux angles pour nourrir ses journaux. Le conflit fut alors reconfiguré autour de thèmes à suspense, féconds en controverses et en rebondissements. Les malheurs des usagers, bien entendu, mais aussi la légalité ou non de la grève à la RATP, la mise en place d’un service minimum, la polémique autour d’une «  petite phrase » de Jean-Pierre Raffarin (19), la «  radicalisation du mouvement » par l’extrême gauche. Et surtout... le blocage ou non des examens du baccalauréat. Dès le 16 mai, Daniel Bilalian posait sur France 2 le problème qui allait cristalliser l’attention des rédactions  : « Y aura-t-il boycott du bac ou pas, c’est là toute la question. » Un mouvement de plusieurs mois contre la décentralisation, puis contre la réforme des retraites se trouva ainsi réduit à une problématique sans rapport avec les revendications des protestataires. A compter de cette date, la quasi-totalité des reportages plaça les grévistes de l’éducation nationale sur la défensive. « Venons-en à la grogne des enseignants. Leur grève perturbe sérieusement les familles, que ce soit pour la garde des jeunes enfants ou pour les examens des plus grands » , lance Jacques Legros dans le 13 Heures de TF1 du 21 mai, avant d’enchaîner le portrait d’une famille inquiète. Sommés par les journalistes de s’expliquer sur l’éventuel boycott des examens, les « profs » devaient aussi se justifier face à des parents d’élèves et des lycéens s’estimant à leur tour « pris en otage (20) » en écho à la ritournelle médiatique.
Le résultat de cette redéfinition médiatique des enjeux fut la relégation en deuxième partie de journal des informations portant sur les manifestations et les raisons des grèves. La « pagaille » engendrée par le mouvement était, elle, détaillée en «  ouverture ». Comme l’expliqua, involontairement, un présentateur de TF1, « quand on évoque toutes ces grèves, on le fait avec ce qu’il y a de plus spectaculaire, on vient de le voir avec les éboueurs, mais surtout avec les grèves dans les transports » (13 heures, 10 juin).
Recours compulsif au portrait
L’individualisation des luttes collectives par le portrait est le troisième pont aux ânes sur lequel nombre de médias s’engouffrent. Chacun conserve en mémoire l’icône médiatique du « printemps de Pékin » en 1989 : un homme seul stoppant la progression d’une colonne de chars, la volonté de l’individu contre la force de l’Etat. Les centaines de milliers de manifestants massés autour de lui ont été exclus du cadre. Si le recours compulsif au portrait, tant dans la presse écrite qu’audiovisuelle, dérive de cet individualisme-là, il relève aussi d’une paresse nourrie de course à l’audience (ou au tirage). Plus faciles à réaliser qu’une enquête, les portraits d’élèves, de parents ou de commerçants perturbés par les grèves sont aussi plus accrocheurs : ils font appel à l’intime, à l’émotion. C’est par ce mode narratif que les téléspectateurs découvrirent les grévistes, souvent ravis de se prêter au jeu en croyant ainsi servir le mouvement.
Mais le genre s’accommode mal des causes communes. Il privilégie ce qui distingue aux dépens de ce qui réunit. Les antagonismes politiques et sociaux s’y dissolvent dans la psychologie individuelle. « Voici pour comprendre quatre exemples, quatre portraits. Ils ne travailleront pas demain et ils iront manifester » , annonce David Pujadas sur France 2 (20 heures, 12 mai). Le portrait n’illustre plus ; il démontre. Deux minutes trente « pour comprendre » la grève, avec « Karine, de la SNCF » , «  Dominique, employé de mairie » , « Sylvie, professeur de lettres » , « Michel, délégué syndical FO ».
Ailleurs, ce seront trois pages « pour comprendre » pourquoi Julie, Joseph et Olivier ont cessé le travail tandis que Robert Yann et Clio sont restés à leur poste (21). Et si, dans un cas comme dans l’autre, les «  paroles de grévistes » et « paroles de profs » semblent équilibrer celles de leurs contempteurs, l’analyse légitime du mouvement demeure le monopole des éditorialistes et des « experts ».
Mise en scène d’une opposition entre salariés, effacement des enjeux réels du conflit au profit de polémiques accessoires, insistance obsessionnelle sur les nuisances de la grève et incapacité de rendre compte des activités collectives... ces délices journalistiques ont incité des manifestants excédés à se rassembler devant les locaux des entreprises de presse pour dénoncer le « mauvais traitement » de la grève.
Quelques semaines plus tard, le contraste avec le conflit des intermittents du spectacle pouvait sembler saisissant. L’approche à la fois plus détaillée et plus favorable dont ils bénéficièrent - du moins dans un premier temps... - éclaire en creux les raisons de l’acharnement médiatique contre les fonctionnaires. La proximité sociale et culturelle des cadres de la grande presse avec le monde artistique a bien sûr joué : un rédacteur en chef se sent spontanément plus en affinité avec un metteur en scène qu’avec un guichetier de la Sécurité sociale.
Mais, plus fondamentalement, ce sont le style de vie et les valeurs affichées qui rapprochent les journalistes, y compris les plus précaires, des professions libérales ou artistiques. A travers la figure du reporter ou de l’enquêteur, les mythes professionnels de la presse exaltent l’autonomie, la créativité, la liberté, l’audace, la souplesse, la transgression, la quête individuelle, bref, des valeurs que tout oppose à l’image médiatique du fonctionnaire : rigidité, hiérarchie, routine, anonymat... Pourtant, nul observateur d’une rédaction n’ignore que ces termes dépréciatifs décrivent désormais le quotidien de la plupart des salariés de la presse. Serait-ce alors la désillusion sans révolte née de la morne réalité de leur travail qui inspire à tant de journalistes ce ressentiment envers les salariés du public qui, eux, se rebellent encore ?


GILLES BALBASTRE Coauteur de Journalistes précaires (sous la direction d’Alain Accardo), Le Mascaret, Bordeaux, 1998.
PIERRE RIMBERT Chercheur en sciences sociales.


(1) 18 mai 2003.
(2) « En réalité, il s’agit d’une bataille, il faut gagner l’opinion publique », entendait-on sur RTL le 12 mai 2003.
(3) Stéphane Rozès, « Conquête de l’opinion et opinion de conquête », in collectif, Médias et luttes sociales , Paris, éditions de l’Atelier, 2003, p. 113. A propos des grèves de 1995, lire Serge Halimi, « Les médias et les gueux », Le Monde diplomatique, janvier 1996, p. 10.
(4) Claude Imbert citant Renan dans Le Point , 6 juin 2003.
(5) Le Parisien , 7 juin 2003. Sur ces aspects, lire « Les journalistes contre les grévistes », Pour lire pas lu , n° 15, juin-août 2003.
(6) Colloque « La médiatisation des savoirs savants », l’Inathèque de France, 5 février 2001.
(7) Propos d’une journaliste visitant un quartier pauvre cité dans François Ruffin, Les Petits Soldats du journalisme , Paris, Les Arènes, 2003.
(8) Claude Imbert, Le Point, 15 mai 1993.
(9) Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur , 10 avril 2003.
(10) Libération , 4 mars 2002. Lire Pierre Bitoun, «  Faux privilégiés, vrais nantis », Le Monde diplomatique , mars 2002.
(11) Arnaud Leparmentier, Le Monde, 14 juin 2002.
(12) Jean-Michel Thénard, Libération , 2 mai 2003.
(13) Le salaire médian des journalistes salariés de la presse quotidienne et des télévisions nationales était de 3 582 euros en 1999 (seuls 10 % des foyers français gagnent plus de 3 530 euros par mois). Les rémunérations de l’élite professionnelle sont plus élevées encore : selon Le Point du 25 janvier 2002, un grand reporter de TF1 gagnait en 2001 entre 3 811 et 5 335 euros, un rédacteur en chef adjoint entre 4 878 et 6 860 euros ; le présentateur vedette, 45 700 euros ; un directeur de la rédaction de presse économique touche en moyenne 7 900 euros mensuels. Le salaire moyen à la rédaction du Monde se situe à 4 376 euros.
(14) Le Monde (13 mars), Le Figaro (24 avril), France-Inter (13 mai), TF1 (14 mai), Europe 1 (14 mai), Libération (15 mai), Le Nouvel Observateur (15 mai), Valeurs actuelles (30 mai), L ’ Express (5 juin), etc. ont tour à tour affirmé, par voie éditoriale ou par sondage dont les questions étaient biaisées en ce sens, qu’il n’y avait «  pas d’alternative » au triptyque hausse des cotisations salariales, hausse de la durée du travail, baisse du montant des pensions.
(15) Tandis que 7 % des Français âgés de plus de 15 ans déclarent lire chaque jour un quotidien national, un habitant sur trois regarde le journal télévisé de TF1, France 2 ou France 3 en fin de journée. (Sources : Insee Première , n° 753, décembre 2000 et Correspondance de la presse , Paris, 17 juin 2003.)
(16) Les paragraphes qui suivent s’appuient sur le décryptage d’une soixantaine de JT diffusés sur TF1, France 2, France 3, entre le 10 mai et le 20 juin 2003, réalisé avec le concours de Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin.
(17) Il y eut en réalité très peu de grévistes dans la profession à l’exception de stations locales de Radio France et de France 3.
(18) Respectivement TF1, 13 heures, 15 mai ; France 2, 20 heures, 15 mai ; France 3, 12 h 30, 14 mai.
(19) Le 11 juin, Jean-Pierre Raffarin déclarait que les socialistes «  semblent préférer leur parti à leur patrie ».
(20) La « prise d’otage » est un crime ; la grève est un droit garanti par la Constitution.
(21) Le Monde , supplément « Le travail en crise », 22 juin 2003.