Témoignage-réflexion
d'un journaliste :
"La précarité
des journalistes les pousse
à négliger
le travail d’enquête" (1 avril 2005)
relevé
sur http://www.peripheries.net/i-balb.htm
Ancien
correspondant de France 2 dans le Nord, passé au
documentaire et à la sociologie, co-auteur de l’ouvrage
Journalistes au quotidien -sous la direction d’Alain
Accardo-, Gilles Balbastre raconte son parcours. Critique, il
témoigne des réalités d’une profession
dont il analyse avec acuité les travers et les
manquements.
Gilles Balbastre:
"J’ai fini l’Institut universitaire de
technologie de Bordeaux en 1987, avec un diplôme de JRI
(journaliste reporter d’images). A l’époque,
j’avais 27 ans. J’avais fait d’autres boulots
avant, d’autres choses. J’étais d’un
milieu ouvrier. Choisir la filière JRI n’était
pas un hasard. Je n’avais pas assez confiance en moi en
tant que journaliste pur. J’ai fait un compromis plus ou
moins inconscient: j’ai choisi un métier à la
limite de la technique. A la sortie, j’ai vécu la
première locale M6 à Bordeaux, mais dès le
début, j’avais l’envie de faire autre chose.
Même si j’aimais bien ce que je faisais, j’ai
été critique assez vite. J’étais très
politisé et je le suis encore -je suis à
gauche-gauche. FR3, M6, produisaient un journalisme assez
consensuel. Je suis allé sur Paris pour me mettre au
planning de France2 ou TF1. On m’a proposé de venir
à Lille, où j’avais déjà
travaillé pour FR3. A partir de 1990, j’ai travaillé
pendant cinq ans au bureau de France2 à Lille. J’étais
pigiste (payé à la prestation, ndlr) permanent, ce
qui était un statut très bâtard. En 1992,
j’ai eu l’occasion de travailler avec Daniel Karlin
sur Les chroniques de l’Hôpital d’Armentières,
à la caméra. J’avais beaucoup aimé
L’amour en France, j’étais un fan de Karlin. A
partir de ce moment, il y a eu des changements à France2,
et puis moi aussi j’étais changé. Avant 1992,
il y avait encore une autre mentalité, sur le plan des
choix, et de la longueur des sujets, qui pouvaient durer jusqu’à
trois minutes. En tant que correspondants, on proposait
énormément de sujets. On ne nous poussait pas à
faire du news. L’arrivée d’Hervé
Bourges à France2 a rameuté des gens de La 5, qui
ont apporté un journalisme de cow-boys: sujets courts,
ouverture du 20 Heures et du 13 Heures avec des faits div’.
De plus en plus, j’ai décroché.
Je vivais dans le
Nord, une région en crise, en pleine mutation économique
et sociale, et je n’étais pas du tout satisfait de
la façon dont on racontait cette actualité. Je me
sentais de moins en moins correspondant, et de plus en plus
vautour. J’étais pigiste, il faut voir aussi que
plus je faisais de sujets, plus je gagnais. Plus je faisais de
petites filles violées, plus je gagnais ma vie. Cela
devenait pour moi intenable.
J’avais
gardé des contacts avec un de nos professeurs de l’IUT.
Je me suis plaint à lui de ce métier, je lui ai
raconté des anecdotes. Il me disait: "Ecrivez-le,
tout ça!" A un moment donné, je me suis lancé,
j’ai commencé à écrire. En fait, j’ai
entamé un journal de bord au bureau de France2. Avec
toujours un souci d’objectivation, en notant les
comportements, les petites phrases, les mots des chefs, nos
rapports entre nous et nos confrères. Ça a donné
Journalistes au quotidien, avec d’autres
contributions. Ecrire, cela a été une étape
très difficile, parce que je travaillais, et en même
temps, j’objectivais, c’est-à-dire que je me
regardais, je me voyais faire.
Périphéries:
Vous aspiriez à autre chose? G. B.: Je suis parti du
bureau de France2. En 1995, j’ai commencé à
faire des Saga Cités avec Nathalie Dollé sur la 3,
c’était assez agréable. Mais j’avais en
plus une grosse frustration: je voulais être journaliste,
pas seulement cameraman. J’ai beaucoup touché les
ASSEDIC, retravaillé pour la 3, et j’ai eu un projet
de documentaire sur le monde ouvrier. J’ai accroché
un producteur, un réalisateur. La production a été
acceptée au bout de deux ans par Arte. C’est La Saga
des Massey-Ferguson, qu’on a commencée début
1997 et terminée en novembre. Le réalisateur avec
lequel je me suis entendu a dû faire un travail sur lui,
car il venait d’un milieu très bourgeois. Il avait
un regard ethnocentrique et parfois condescendant sur le monde
ouvrier, parce qu’il avait peur. C’était dur
pour moi aussi. Je ne suis pas ouvrier moi-même. Ma mère
avait un BEPC, mon père était ouvrier, j’ai
une culture ouvrière, à la maison on écoutait
Louis Mariano, Tino Rossi et compagnie, mais en même temps,
ce monde ouvrier était d’un certain niveau. Mon père
était à la SNCF, il était qualifié,
il avait beaucoup de fierté. Et, en même temps,
culturellement, une domination. Cela n’a pas été
facile de découvrir ce milieu, qui a ses codes culturels,
des stratégies, des différences d’approche. On
a mis trois ans pour parvenir à faire La saga des Massey.
J’ai touché dessus 23 000 francs de droits d’auteur,
et 53 000 francs de salaire brut. Cela fait, en net, 75 000
francs pour trois ans. Se pose un problème de survie. Il
faut compléter avec un travail de journaliste au
quotidien, lui-même de plus en plus insupportable.
P.: Vous faites
de la recherche sociologique, du documentaire: vous vous
considérez encore comme un journaliste? G. B.: Je
m’échappe dans la sociologie, mais je vais revenir,
car je me sens journaliste dans l’âme. J’aurais
pu, à travers La saga des Massey, tomber chez les
intermittents du spectacle. Cela aurait été
beaucoup plus intéressant pour moi, parce que les ASSEDIC
sont plus importantes. Mais j’estime qu’un plombier
ne doit pas se faire passer pour un charpentier, et que les
journalistes doivent se battre pour que les ASSEDIC soient
proportionnelles à la précarité qu’ils
vivent. Le patronat de la presse ne doit pas pouvoir faire ce
qu’il veut. Il ne doit pas pouvoir humilier un personnel,
et laisser l’Etat en assumer les conséquences, à
travers les ASSEDIC.
P.: La précarité
dans les médias devient systématique? G. B.:
Pire, il y a une gestion de la précarité. Les
secteurs qui investissent le plus sont ceux qui emploient le plus
de pigistes: la presse magazine, spécialisée et
grand public, et l’audiovisuel. Toute les lois du travail
sont contournées. Les gens sont payés en droits
d’auteur, en notes d’honoraires, à 60, voire
90 jours, sans charges sociales. Cela permet d’avoir une
main d’œuvre à merci.
Avec l’équipe
de Journalistes au quotidien, nous avons réalisé
dix-sept entretiens avec des journalistes de tous les secteurs
pour un nouveau livre -qui n’a toujours pas trouvé
d’éditeur. Ces entretiens révèlent de
vrais problèmes sociaux. Ils travaillent systématiquement
le week-end, ou pour les fêtes. Avec cette vieille idée
qu’un journaliste ne doit pas compter son temps.
D’ailleurs, c’est un milieu où il y a beaucoup
de divorces. La flexibilité marche bien dans le
journalisme, parce qu’il y a une illusion de liberté.
Les journalistes n’ont pas une grande conscience de groupe,
et ils ont une capacité de résistance réduite
face au patronat de presse. Tout journaliste croit qu’il
va être LE grand journaliste, LE grand écrivain, LE
grand documentariste. Et il accepte toutes les conditions pour
accéder à ce rêve. Au bout de dix ou quinze
ans, il s’aperçoit qu’il n’est toujours
pas un grand écrivain, et surtout, qu’il gagne 7.000
balles par mois, parfois 3.000, parfois 4.000. Le pigiste est
devenu un véritable VRP. Il accroche les rédacteurs
en chef ou les boîtes de production, en proposant des
projets, des sujets. Ses sujets doivent répondre à
des critères de marché. Et ce qui ne peut pas se
vendre ne peut pas se faire.
Pour les CDD en
news, ces pigistes ont l’impression de faire partie de la
rédaction, mais ils subissent les mêmes contraintes:
ils sont dépendants d’un rédacteur en chef
pour le renouvellement de leur CDD ou de leur pige, ce qui les
oblige à faire les sujets que la rédaction impose,
à adhérer, voire à renchérir dans les
conférences de rédaction. P.: Quelles
conséquences sur le traitement de l’information? G.
B.: Ce personnel fragilisé ne peut pas suivre les
dossiers, collectionner les informateurs. Il ne connaît pas
bien les sujets, et en même temps, il doit surenchérir
pour être renouvelé. Les bagnoles brûlées,
pour eux, c’est pain bénit. On ne parle jamais
des dérèglements sociaux, seulement de leurs
conséquences. La réalité du monde du travail
tourne, aujourd’hui, autour de la flexibilité, avec
l’alimentaire, le BTP, la restauration. Les conditions sont
vraiment angoissantes, les garanties n’existent plus. C’est
quand même être aveugle que de ne pas voir à
ce point comment fonctionne le monde salarié, le monde de
l’entreprise. A côté de cela, c’est
facile d’aller faire le carton sur l’autoroute, la
petite fille qui vient de se faire violer, les bagnoles qui
crament.
En se comportant
ainsi, les journalistes soutiennent le discours du Front
National. Des bagnoles qui brûlent, ça existe tout
le temps. Cette façon de favoriser le spectaculaire répond
au discours d’un parti politique, d’une conception de
la société. Les journalistes se prennent la tête
pour savoir comment parler de Le Pen. Je me fous de savoir
comment on parle de Le Pen. La question, c’est peut-être
comment on parle de la société tout court. Comment
on décrit le Nord-Pas-de-Calais, son chômage entre
20 et 35%, cette région que le patronat du textile a
désertée après y avoir fait des plus-values
énormes pendant plus d’un siècle et demi,
pour aller investir dans le tiers-monde. Il a laissé des
populations exsangues, sans rien. On parle très peu de
tout cela. Parce qu’on présuppose les goûts de
l’opinion publique. Pourtant, le succès grandissant
du Monde Diplomatique, de Charlie Hebdo, d’Alternatives
Economiques, montre qu’il y a un besoin d’autre
chose. J’ai suivi le procès de Metal Europe, en
juin. C’est une grande raffinerie de zinc d’Hénin-Beaumont,
dans le Pas-de-Calais. En 1993, un cône de raffinage de
zinc a explosé: 10 morts. En janvier 94, le même
cône cède: un mort et un blessé grave. On
avait couvert à France2. Spectaculaire. Au procès,
on apprend qu’il n’existe pas d’instruments
pour mesurer ce qui se passe dans les cuves de raffinage de zinc
ou de plomb. Le seul critère, c’est quand ça
explose, et que l’homme est devenu un morceau de charbon.
On doit attendre le procès pour découvrir des
méthodes archaïques. C’est au journaliste de
chercher tout cela. Mais même le procès, la presse
nationale l’a boudé. TF1, France2 et M6 sont venus
l’après-midi du premier jour, parce que
comparaissait un rescapé brûlé à 90%.
Le sujet, à la télé, lui consacrait une
minute trente: "Vous avez mal?" Tu m’étonnes
qu’il a mal! Après, on ne les a plus revus. Voilà,
au quotidien, la vénalité des patrons de presse. La
même que celle des patrons de l’industrie. On
engrange le pognon.
Les chaînes
se font concurrence, mais on produit les mêmes informations
partout. Où est le pluralisme, la liberté du
téléspectateur? On se fout de la gueule de l’URSS
et de la façon de traiter l’information avant la
chute du Mur, mais où on en est, nous? L’information
est complètement carcérale. Au début,
quand je travaillais pour France3, je me disais que c’était
important de bien travailler, d’être un bon JRI.
Quand tu es reconnu, tu es plus légitime pour formuler une
critique. C’est ce qui se passe pour des jeunes qui
arrivent, et qui osent poser des questions. S’ils ne sont
pas d’accord, on leur dit qu’ils n’ont pas de
talent. On leur dit qu’ils ne sont pas bons, on leur
explique que, naturellement, un sujet se fait en une minute et
trente secondes, avec une minute quinze de témoignage. Et
si tu ne fais pas ça, c’est que tu n’es pas
bon. Et quand tu es jeune, que tu débutes, tu en prends
plein la gueule. En plus de ça, les autres, à côté,
ils le savent, que tu n’es pas doué. Alors, pourquoi
les jeunes qui débutent ne sont-ils pas solidaires? Cela
leur permettrait de sentir qu’ils ne sont pas seuls.
Pour moi,
l’uniformisation de l’information est la même à
la radio et à la télé: exagération du
fait divers et du spectaculaire, de l’intime et du pathos.
C’est le: "Ah! ton témoignage il est fort".
Il faut qu’on ait des "bons clients". Et avec nos
formats, au final, on se retrouve avec seulement le témoignage,
sans analyse. Du mec qui meurt de l’amiante, sans avoir
idée de la logique économique qui se cache derrière
le problème de l’amiante, cette logique qui
privilégie le profit et pas l’homme. La presse
écrite, même la presse quotidienne régionale,
a plus de temps. P.: Voyez-vous un moyen de contrecarrer cette
logique? G. B.: Il faut résister, prendre conscience,
s’organiser en syndicat. La CGT, malgré son image
communiste, talonne maintenant la CFDT, à la commission de
la carte. Il faut planquer sa révolte dans sa poche quand
on est précaire, et au moment où on passe
titulaire, ramener sa gueule. Cette trouille de l’ouvrir, à
force, elle fait chier.
Le recrutement des journalistes se
fait soit dans les classes bourgeoises, soit dans la classe
moyenne, qui n’a qu’une envie, c’est de
décoller de son milieu d’origine. Ils ont un regard,
soit condescendant, soit ethnocentrique, soit méprisant
sur une majorité de la population qui gagne moins de 7 000
francs par mois. C’est le regard complètement décalé
du journaliste sur le mouvement de décembre 1995. Il faut
agir sur la formation. Les journalistes titulaires ne savent
pas résister au chef, ils servent la soupe aux dominants.
Ils ont le sentiment de devenir dominants parce qu’ils
bouffent avec les dominants. Pourquoi cela leur suffit-il? Et
pourquoi aller foutre son micro sous le nez d’un mec de la
CGT, ou de celui d’un ouvrier de base, c’est
forcément con? On dit que les syndicats ont la langue de
bois. Et le patron, il a pas la langue de bois, lui? P.: C’est
une conception très militante... G. B.: Oui. A ce
stade, défendre l’information est un acte politique.
Il faut prendre le temps d’enquêter. Quand on parle
du monde ouvrier qui vote Le Pen, dans des analyses primaires,
est-ce qu’on gratte derrière, est-ce qu’on va
chercher comment cela se fait? Dans La saga des Massey, par
exemple, on est allés voir le monde ouvrier à la
chaîne. Cette usine n’est pas tout le monde ouvrier,
c’est une usine de métallurgie. Mais même dans
cette usine, il y aurait des tas d’autres choses à
faire. On aurait pu raconter le Front National. Les ouvriers sont
de plus en plus pressés par une réalité qui
les désincarne. Maintenant, qu’ont-ils comme espoir?
Trente ans à la chaîne, et ils votent Front
National, parce qu’ils n’ont plus de références.
La personne avec qui j’étais m’a montré
la porte des chiottes. Il y a trente ans, il y avait écrit:
"Vive le PC, vive la Révolution". Maintenant, y
a marqué: "Vive Le Pen, à bas les
bougnoules". Tous les matins, sur Inter, on a droit à
la chronique de Jean-Marc Sylvestre, la voix du patronat. Serge
Halimi (auteur des Nouveaux chiens de garde dénonçant
le journalisme de marché et de connivence, ndlr), lui, a
refusé de passer à la télé. Parce
qu’on voulait lui mettre quelqu’un en face. Il s’est
justifié dans un entretien à Charlie Hebdo: les
autres, toute l’année, peuvent dire ce qu’ils
veulent. Ils n’ont personne en face. Nous, quand nous avons
quelque chose à dire, il faut qu’on ait un
contradicteur.
On parle toujours
des acquis sociaux, mais comme le souligne Bourdieu, on ne parle
jamais des acquis des actionnaires, des bénéfices
engrangés. Acquis contre acquis, c’est ce qui
devrait prévaloir. La société devrait
garantir des droits, un certain cadre de vie. La bourse et les
sociétés françaises font des bénéfices
énormes, et on dit aux gens de se serrer la ceinture, avec
toutes les conséquences que cela peut avoir. Les hommes au
chômage s’alcoolisent, les familles explosent...
Cela, il ne faut surtout pas le diffuser. Mais les conséquences
-le Front National à 16%, les violences urbaines-, c’est
ce qui vend... Effectivement, à ce stade, on en arrive à
un combat politique. Est-ce qu’on est des instruments?
C’est quand même la question fondamentale."
Propos recueillis par Anne-Sophie Stamane
avec Benoît Ferradini Périphéries, mai
1998
************
Le surf futé : visitez le dossier
sur les médias du Monde diplomatique !
************
« Celui qui ment, et qui ment
délibérément et non par erreur, cherche à
mettre des obstacles entre les individus et leur liberté.
On pourrait croire que tout le monde a soif de saisir la réalité
le plus exactement possible. Evidemment, il n'en est rien.
Giordano Bruno, Galilée, l'ont appris à leurs
dépens, et la servitude volontaire décrite par
Etienne de la Boétie n'est autre que le refus de se
convertir à la réalité, refus que la langue
de la psychanalyse a nommé résistance. »
(Edito de Philippe Val, dans Charlie Hebdo du 30 mars 2005)
************
02/05/05
: Trois millions d'euros pour un lavage
de cerveau. Annoncée il y a plusieurs jours, la
campagne de propagande réalisée par le Gouvernement
pour défendre la suppression du lundi de Pentecôte
va coûter ... 3 millions d'euros au contribuable, abaissant
le débat politique au niveau d'une campagne
publicitaire. Alors que près de 80% des Français
refusent la suppression du lundi de Pentecôte, le Premier
ministre s'acharne à vouloir démontrer qu'il a
raison. Que ce n'est pas la mesure qui est mauvaise, mais toute
la "France d'en bas" qui pense mal. Et il dépense
pour cela la valeur de 50.000 journées de
smicard. Raffarin lave plus blanc ? Un scandale de plus, et
une maison de retraite de moins. Les Amis du Lundi ne font
pas appel aux finances publiques pour leur communication !
Mais
tous ensemble, nous pouvons avoir une audience supérieure
! Visitez l'adresse
http://perso.wanadoo.fr/milisoft/stuff/html/pubgouv.html Citoyens,
internautes, webmestres, médias, diffusons ! Le CAL, nous,
c'est vous ! www.lesamisdulundi.com
************
|
« Le
contre-pouvoir joue les chiens de garde »
(G. Balbastre et P.
Rimbert) avril-mai 2005
Les médias,
gardiens de l’ordre social : Le mouvement de mai-juin 2003.
Relevés
sur :
http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/themes/jt/media_gard_ordre_soc.html
A
visiter :
http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/themes/jt/jt-0.htm
(site sur « La TV au crible de la critique »
A acheter : le Monde
diplomatique d'avril-mai 2005 : du travail précis! ou
encore : « Journalistes précaires »,
Le Mascaret, Bordeaux 19998.
Article paru dans
« le Monde diplomatique » de avril-mai 2005
consacré aux médias, sous le titre « Le
contre-pouvoir joue les chiens de garde ».
Les
dogmes peuvent tuer. La réduction des dépenses
publiques, priorité des gouvernements depuis vingt ans, a
fragilisé le système de santé français,
incapable de répondre aux conséquences de la
canicule. Plus qu’ailleurs en Europe, des milliers de
personnes âgées en sont mortes. Absente durant cette
période, l’équipe du premier ministre, M.
Jean-Pierre Rafarin, est en revanche omniprésente sur le
terrain des mesures régressives frappant les enseignants,
les intermittents du spectacle, les étudiants. Elle
programme une troisième année de baisse des impôts
pour les plus favorisés, censée relancer l’emploi.
Alors que la détérioration de la croissance et
l’augmentation du chômage sanctionnent cette
obstination, le mécontentement social s’étend.
Malgré le silence de certains médias.
Le
soir de la journée nationale d’action du 10 juin
contre la réforme des retraites, TF1 consacra 3 minutes 47
secondes aux grévistes et manifestants contre 14 minutes 5
secondes à ceux qui les dénonçaient. Même
équilibre sur France 2 : le journal télévisé
de 20 heures du 14 mai avait octroyé 1 minute et demie à
la parole des protestataires contre 8 minutes 50 secondes aux
gênes occasionnées par les grèves. A trois
reprises au moins (les 13, 14 et 16 mai), les téléspectateurs
du service public purent s’émouvoir des infortunes
d’une start-up parisienne, assurément très
représentative du salariat français. A l’opposé,
la « France des grévistes », dépeinte
comme celle des « ronds-de-cuir » et des «
assistés », était symbolisée par
Marseille. « Il faut dire que les services publics et
parapublics y tiennent une très grande place et que la
ville compte de nombreux retraités, chômeurs et
RMistes » , soulignait Patrick Poivre d’Arvor sur TF1
(4 juin). Il faudra alors toute la perspicacité
distinguée de David Abiker, chroniqueur de l’émission
« Arrêt sur image » (France 5), pour déplorer
le traitement de faveur réservé aux grévistes
: « En regardant ces images, je me suis dit que la grève,
ça pouvait être une série de petits bonheurs.
(...) Je suis pas sûr, moi, ayant constaté dans mon
entourage, mes collègues, que ça ait été
véritablement systématiquement une partie de
plaisir. On doit trouver un ou deux usagers qui aient dû
soit intérieurement bouillir de colère, soit
galérer (1). » Oui, on les avait trouvés...
Une idée répandue veut pourtant que le
traitement médiatique des conflits sociaux soit la
résultante des stratégies de communication mises en
œuvre par les acteurs du conflit. La presse servirait alors
de simple chambre d’enregistrement aux protagonistes. Elle
relaterait leurs efforts pour accéder aux médias et
gagner ainsi les faveurs de l’« opinion (2) ».
A travers ses différentes sensibilités, elle
restituerait l’ensemble des points de vue. Dans le cas
contraire, l’annonce par les sondages de la popularité
d’une contestation obligerait d’ailleurs les
entreprises de presse à équilibrer leurs lignes
éditoriales pour conserver leur clientèle. En vertu
de ce postulat, un responsable d’institut d’opinion
avait affirmé : « On ne peut pas dire que, en 1995,
les grévistes n’aient pas été à
la fête dans les médias (3). » Cette thèse
a pour elle les apparences : les gouvernants ne
s’enorgueillissent-ils pas d’un souci permanent de «
pédagogie », les syndicats de leurs stratégies
de communication, les contestataires de leur capacité
d’organiser des manifestations qui intéresseront les
journalistes et leur permettront ainsi de « sensibiliser
l’opinion » ? Juchés en position d’arbitres
des habiletés médiatiques, les professionnels de
l’information paraissent alors exonérés de
toute critique, les reproches ne pouvant émaner que de
grincheux distancés dans la course aux médias.Aux
antipodes de cette conception vaporeuse d’un marché
autorégulé de l’information, la couverture
des grèves du printemps 2003 rappelle que les médias
(qui appartiennent souvent à de grands groupes
capitalistes) ne sont pas les simples spectateurs mais des
acteurs des conflits sociaux. Selon un scénario
désormais familier, le plan gouvernemental de réforme
des retraites fut acclamé par les éditorialistes
les plus en vue ; les signataires de l’accord, félicités.
Aux ministres et aux directions syndicales on prodigua
encouragements à « résister » à
la pression des « foules impures (4) » ; on
invita des « experts » à ratifier «
scientifiquement » la réforme. Les sondeurs
sommèrent les sondés de choisir entre diverses
variantes d’une même proposition, cependant que la
presse agitait les résultats comme preuve du soutien
populaire à un plan de réduction des «
avantages acquis », fût-il différent dans le
détail du projet gouvernemental. Et, entre deux annonces
d’un « essoufflement » du mouvement, les
journalistes se déchaînèrent contre ces
grévistes « convulsionnaires » accusés
de « bloquer l’économie à un moment où
ça ne va pas fort pour mieux défendre des
revendications simplistes et ultracorporatistes (5) ». Les
grévistes étaient à nouveau « à
la fête ». Comme des boîtes de conserve au jeu
du chamboule-tout... Le traitement du conflit sur les
retraites et la décentralisation de certains personnels de
l’éducation nationale a d’abord fait ressortir
la quasi-absence en France d’information sur le social. En
temps ordinaire, aucun des trois grands journaux nationaux dits «
de référence » ne comporte de rubrique
quotidienne sur ce thème. Les rapports sociaux dans
l’entreprise sont tantôt isolés dans des
suppléments hebdomadaires largement occupés par des
annonces payantes destinées au recrutement des cadres
(cahier « Emploi » de Libération ), tantôt
engloutis aux côtés des faits divers dans les pages
« société », tantôt rejetés
dans les rubriques « économie » ou «
entreprises » consacrées à la microéconomie
et rédigées du point de vue des « décideurs
». Nul cahier consacré aux luttes syndicales
n’équilibre les suppléments « argent »,
« mode » et « cadeaux » (de luxe).
Même situation dans l’audiovisuel : à
l’exception de France 5, les chaînes hertziennes ne
programment aucun magazine social régulier alors que
pullulent les rendez-vous « de société ».
Un ethnocentrisme de classe Au sein de la profession, le
journalisme social est déconsidéré. Pour les
responsables éditoriaux, la faute incombe à la «
grisaille » du rapport salarial : il détournerait
les consommateurs de presse... et, surtout, les annonceurs
publicitaires. François de Closets, journaliste
économique, a justifié cette absence : « Il
est très difficile de faire naître une demande
implicite sur les problèmes sociaux. Les syndicats, ça
fait fuir tout le monde (6) . » Tout le monde, vraiment ?
Ou faut-il voir dans cette répulsion (imaginée) le
résultat de l’usinage par les écoles de
pouvoir d’une élite professionnelle issue des
milieux aisés, habitée par un ethnocentrisme de
classe tel que, pour un « grand reporter », «
monter les marches qui mènent vers les appartements ,
c’est pénétrer dans un autre univers
(7) » ? Contrairement aux « odyssées
» des patrons de choc, le social n’est médiatisé
qu’en situation de crise. Pour qu’une fenêtre
médiatique s’ouvre sur le monde du travail, il faut
qu’une explosion éventre une ville (AZF Toulouse),
qu’une grève induise des perturbations (SNCF),
qu’une percée électorale de l’extrême
droite soit imputée aux ouvriers. Ou alors qu’émerge
une forme d’action jugée « nouvelle »
par les journalistes (Cellatex, salariés de McDonald’s).
Sur le reste, c’est-à-dire sur l’essentiel,
rideau. De cette censure spontanée découle une
conséquence majeure : tandis que la médiatisation
d’un conflit de grande ampleur ne débute qu’après
les premières mobilisations, les décisions qui
déclenchent ce conflit ont déjà fait l’objet
d’un accompagnement médiatique en profondeur.Depuis
le milieu des années 1980, l’urgence d’une
réforme libérale des structures de l’Etat
social mises en place à la Libération a été
régulièrement proclamée par Le Point comme
par Le Nouvel Observateur , par Le Monde comme par Le Figaro ,
sur TF1 comme sur France 2, sur France-Inter comme sur Europe 1.
La hiérarchie des rédactions balise les chemins
éditoriaux le long desquels va serpenter la couverture
quotidienne d’une grève ou d’un conflit.En
1993, le directeur du Point exigeait que M. Edouard Balladur,
fraîchement nommé premier ministre, opère
sans tarder « la chirurgie annoncée sur les
retraites et la Sécurité sociale (8). » Dix
ans plus tard, le directeur délégué du
Nouvel Observateur , notant à regrets que « la
France l’un des derniers pays à n’avoir
réformé ni sa Sécurité sociale ni ses
retraites » , exhortera le gouvernement à franchir
enfin « le mur de la réforme (9) ».
Entre-temps, d’innombrables articles sur le thème «
Peut-on encore réformer l’Etat ? » auront tout
à la fois distillé et dénoncé «
un sentiment diffus de blocage. Retraites, éducation
nationale, SNCF, ministère des finances, autant de
réformes amorcées, et en grande partie avortées.
De quoi alimenter la rengaine des contempteurs de la sphère
publique (10) ». Ces considérations
idéologiques, toujours dissimulées par l’invocation
de la « rationalité », de la « modernité
», de l’Europe ou du « réalisme »,
s’arriment à un môle doctrinal commun : «
Depuis vingt ans , prétend l’éditorialiste
économique d’un grand quotidien national, les Etats
européens ont fait le mauvais choix. Ils n’ont guère
augmenté leurs dépenses régaliennes -
police, justice, armée, dépenses administratives.
(...) En revanche, l’Etat social (santé, retraites,
allocations familiales, chômage, aide au logement, RMI) ne
cesse de progresser (11). » Au-delà des divergences
de forme savamment mises en scène, les journalistes qui «
font l’opinion » convergeaient depuis longtemps sur
l’essentiel : refonte « inéluctable » du
système de retraites, « nécessaire »
mise à contribution du travail plutôt que du
capital, alignement « incontournable » de la durée
de cotisation des salariés du public sur ceux du privé.
« Cela relève d’une solidarité
entre Français bien normale pour tous ceux qui ne
s’accommodent pas d’une société de
privilèges (12) » , avait-on tranché. Société
de privilèges ? Les cadres de la presse nationale
s’abstinrent en tout cas de signaler qu’ils
bénéficient, eux, d’un abattement fiscal
automatique de 7 620 euros, d’au moins douze semaines de
congés et récupération du temps de travail,
d’un treizième mois, de retraites complémentaires,
d’intéressement, de « parachutes dorés
». Et surtout de salaires très supérieurs à
la moyenne (13).Quand François Fillon dévoila ses
intentions, ceux qui, huit ans plus tôt, chantaient «
l’audace » et l’ « équilibre »
du plan Juppé jurèrent donc, cette fois encore : «
Il n’y a pas d’alternative (14) . » Et,
comme en 1995, nombreux furent les gardiens du « cercle de
la raison » libérale qui rejetèrent les
contestataires dans le camp des décalés mentaux
(lire Malades mentaux) . La politique que conspuaient des
millions de manifestants, c’était un peu la leur.
C’est dans ce lit éditorial que s’écoula
le flot quotidien de l’information grand public sur les
grèves. Dans ce registre, l’impact de la télévision
et de la radio domine (15). Pour s’en tenir aux
informations diffusées par les principaux journaux
télévisés pendant les grèves du
printemps 2003, plusieurs figures imposées du traitement
médiatique des conflits sociaux (ré)apparaissent
(16). En premier lieu, la définition des protagonistes
et l’assignation de leurs rôles. Dès le
lendemain de la mobilisation du 13 mai, l’écrasante
majorité des reportages de TF1, France 2 et, dans une
moindre mesure, de France 3 partagent la société en
deux camps irréductiblement opposés, faciles à
repérer et surtout à décrire. Dans le rôle
des gêneurs, les grévistes syndiqués de la
fonction publique ; dans le rôle de leurs « victimes
» , les parents d’élèves, usagers des
transports en commun, lycéens, travailleurs. Ainsi
s’opère le renversement médiatique des
antagonismes qui structurent le conflit : vus à la
télévision, les salariés ne s’opposent
plus à un gouvernement et à un patronat décidés
à amputer leurs droits ; ils s’opposent entre eux.
Car la plupart des reportages présentent bien les
grévistes comme des professionnels, mais de l’arrêt
de travail ; ils n’ont pas d’enfants, n’empruntent
jamais les transports ni ne fréquentent les commerces.
Réciproquement, on martèle cette autre «
vérité » : les salariés normalement
constitués ne font pas grève, mais «
cherchent par tous les moyens à se rendre à leur
travail » (France 2, 13 heures, 13 mai). Il ne faut
sans doute pas chercher bien loin les fondements d’une
telle évidence : les journalistes qui nous ont informés
sur les débrayages et les manifestations des 3 avril, 13
et 25 mai, 3, 10 et 19 juin avaient eux-mêmes choisi de ne
pas faire grève ces jours-là, malgré un
préavis déposé par le SNJ-CGT (17). Cette
décision fut-elle sans influence sur la sélection
des micros-trottoirs diffusés sans relâche en
ouverture des journaux ? On peine à dénombrer les
invectives d’usagers fatalement « pris en otage »
contre les conducteurs de la RATP, « des salauds et des
égoïstes » , « des gros nazes »
qu’il faudrait « attaquer au pénal (18)
» ? La « France du travail » façonnée
par les médias était paradoxalement représentée
par des fractions minoritaires de la population active : cadres
supérieurs, chefs d’entreprise, professions
libérales - parisiens de préférence.
L’indignation des petits et des grands patrons ruisselait à
l’écran. Sur TF1, Jean-Pierre Pernaut comptabilisait
les « nombreuses catégories professionnelles qui ne
se sentent pas concernées par cette réforme des
retraites. Par exemple les commerçants : que
pensent-ils de l’agitation actuelle ? » (19 mai). Sur
France 2, David Pujadas élucidait un autre mystère
: « Hier, on l’entendait, le patron des patrons,
Ernest-Antoine Seillière, disait que la France
s’appauvrissait dans la rue. Que la grève coûtait
cher à l’économie. Comment les entreprises
vivent-elles ces journées au ralenti ? » (14 mai).
Seconde figure imposée du traitement audiovisuel d’un
conflit social : l’effacement de ses enjeux réels au
profit de problèmes médiatiquement exploitables. A
mesure que s’éloignait la perspective du retrait ou
de la renégociation des « réformes »
Fillon et Ferry, la télévision chercha de nouveaux
angles pour nourrir ses journaux. Le conflit fut alors
reconfiguré autour de thèmes à suspense,
féconds en controverses et en rebondissements. Les
malheurs des usagers, bien entendu, mais aussi la légalité
ou non de la grève à la RATP, la mise en place d’un
service minimum, la polémique autour d’une «
petite phrase » de Jean-Pierre Raffarin (19), la «
radicalisation du mouvement » par l’extrême
gauche. Et surtout... le blocage ou non des examens du
baccalauréat. Dès le 16 mai, Daniel Bilalian posait
sur France 2 le problème qui allait cristalliser
l’attention des rédactions : « Y
aura-t-il boycott du bac ou pas, c’est là toute la
question. » Un mouvement de plusieurs mois contre la
décentralisation, puis contre la réforme des
retraites se trouva ainsi réduit à une
problématique sans rapport avec les revendications des
protestataires. A compter de cette date, la quasi-totalité
des reportages plaça les grévistes de l’éducation
nationale sur la défensive. « Venons-en à la
grogne des enseignants. Leur grève perturbe sérieusement
les familles, que ce soit pour la garde des jeunes enfants ou
pour les examens des plus grands » , lance Jacques Legros
dans le 13 Heures de TF1 du 21 mai, avant d’enchaîner
le portrait d’une famille inquiète. Sommés
par les journalistes de s’expliquer sur l’éventuel
boycott des examens, les « profs » devaient aussi se
justifier face à des parents d’élèves
et des lycéens s’estimant à leur tour «
pris en otage (20) » en écho à la ritournelle
médiatique. Le résultat de cette redéfinition
médiatique des enjeux fut la relégation en deuxième
partie de journal des informations portant sur les manifestations
et les raisons des grèves. La « pagaille »
engendrée par le mouvement était, elle, détaillée
en « ouverture ». Comme l’expliqua,
involontairement, un présentateur de TF1, « quand on
évoque toutes ces grèves, on le fait avec ce qu’il
y a de plus spectaculaire, on vient de le voir avec les éboueurs,
mais surtout avec les grèves dans les transports »
(13 heures, 10 juin). Recours compulsif au
portrait L’individualisation des luttes collectives par
le portrait est le troisième pont aux ânes sur
lequel nombre de médias s’engouffrent. Chacun
conserve en mémoire l’icône médiatique
du « printemps de Pékin » en 1989 : un homme
seul stoppant la progression d’une colonne de chars, la
volonté de l’individu contre la force de l’Etat.
Les centaines de milliers de manifestants massés autour de
lui ont été exclus du cadre. Si le recours
compulsif au portrait, tant dans la presse écrite
qu’audiovisuelle, dérive de cet individualisme-là,
il relève aussi d’une paresse nourrie de course à
l’audience (ou au tirage). Plus faciles à réaliser
qu’une enquête, les portraits d’élèves,
de parents ou de commerçants perturbés par les
grèves sont aussi plus accrocheurs : ils font appel à
l’intime, à l’émotion. C’est par
ce mode narratif que les téléspectateurs
découvrirent les grévistes, souvent ravis de se
prêter au jeu en croyant ainsi servir le mouvement. Mais
le genre s’accommode mal des causes communes. Il privilégie
ce qui distingue aux dépens de ce qui réunit. Les
antagonismes politiques et sociaux s’y dissolvent dans la
psychologie individuelle. « Voici pour comprendre quatre
exemples, quatre portraits. Ils ne travailleront pas demain et
ils iront manifester » , annonce David Pujadas sur France 2
(20 heures, 12 mai). Le portrait n’illustre plus ; il
démontre. Deux minutes trente « pour comprendre »
la grève, avec « Karine, de la SNCF » , «
Dominique, employé de mairie » , « Sylvie,
professeur de lettres » , « Michel, délégué
syndical FO ». Ailleurs, ce seront trois pages «
pour comprendre » pourquoi Julie, Joseph et Olivier ont
cessé le travail tandis que Robert Yann et Clio sont
restés à leur poste (21). Et si, dans un cas comme
dans l’autre, les « paroles de grévistes
» et « paroles de profs » semblent équilibrer
celles de leurs contempteurs, l’analyse légitime du
mouvement demeure le monopole des éditorialistes et des «
experts ». Mise en scène d’une opposition
entre salariés, effacement des enjeux réels du
conflit au profit de polémiques accessoires, insistance
obsessionnelle sur les nuisances de la grève et incapacité
de rendre compte des activités collectives... ces délices
journalistiques ont incité des manifestants excédés
à se rassembler devant les locaux des entreprises de
presse pour dénoncer le « mauvais traitement »
de la grève. Quelques semaines plus tard, le contraste
avec le conflit des intermittents du spectacle pouvait sembler
saisissant. L’approche à la fois plus détaillée
et plus favorable dont ils bénéficièrent -
du moins dans un premier temps... - éclaire en creux les
raisons de l’acharnement médiatique contre les
fonctionnaires. La proximité sociale et culturelle des
cadres de la grande presse avec le monde artistique a bien sûr
joué : un rédacteur en chef se sent spontanément
plus en affinité avec un metteur en scène qu’avec
un guichetier de la Sécurité sociale. Mais,
plus fondamentalement, ce sont le style de vie et les valeurs
affichées qui rapprochent les journalistes, y compris les
plus précaires, des professions libérales ou
artistiques. A travers la figure du reporter ou de l’enquêteur,
les mythes professionnels de la presse exaltent l’autonomie,
la créativité, la liberté, l’audace,
la souplesse, la transgression, la quête individuelle,
bref, des valeurs que tout oppose à l’image
médiatique du fonctionnaire : rigidité, hiérarchie,
routine, anonymat... Pourtant, nul observateur d’une
rédaction n’ignore que ces termes dépréciatifs
décrivent désormais le quotidien de la plupart des
salariés de la presse. Serait-ce alors la désillusion
sans révolte née de la morne réalité
de leur travail qui inspire à tant de journalistes ce
ressentiment envers les salariés du public qui, eux, se
rebellent encore ?
GILLES BALBASTRE Coauteur de Journalistes
précaires (sous la direction d’Alain Accardo), Le
Mascaret, Bordeaux, 1998. PIERRE RIMBERT Chercheur en sciences
sociales.
(1) 18 mai 2003. (2) « En
réalité, il s’agit d’une bataille, il
faut gagner l’opinion publique », entendait-on sur
RTL le 12 mai 2003. (3) Stéphane Rozès, «
Conquête de l’opinion et opinion de conquête »,
in collectif, Médias et luttes sociales , Paris, éditions
de l’Atelier, 2003, p. 113. A propos des grèves de
1995, lire Serge Halimi, « Les médias et les gueux
», Le Monde diplomatique, janvier 1996, p. 10. (4)
Claude Imbert citant Renan dans Le Point , 6 juin 2003. (5)
Le Parisien , 7 juin 2003. Sur ces aspects, lire « Les
journalistes contre les grévistes », Pour lire pas
lu , n° 15, juin-août 2003. (6) Colloque « La
médiatisation des savoirs savants », l’Inathèque
de France, 5 février 2001. (7) Propos d’une
journaliste visitant un quartier pauvre cité dans François
Ruffin, Les Petits Soldats du journalisme , Paris, Les Arènes,
2003. (8) Claude Imbert, Le Point, 15 mai 1993. (9)
Jacques Julliard, Le Nouvel Observateur , 10 avril 2003. (10)
Libération , 4 mars 2002. Lire Pierre Bitoun, «
Faux privilégiés, vrais nantis », Le Monde
diplomatique , mars 2002. (11) Arnaud Leparmentier, Le Monde,
14 juin 2002. (12) Jean-Michel Thénard, Libération
, 2 mai 2003. (13) Le salaire médian des journalistes
salariés de la presse quotidienne et des télévisions
nationales était de 3 582 euros en 1999 (seuls 10 % des
foyers français gagnent plus de 3 530 euros par mois). Les
rémunérations de l’élite
professionnelle sont plus élevées encore : selon Le
Point du 25 janvier 2002, un grand reporter de TF1 gagnait en
2001 entre 3 811 et 5 335 euros, un rédacteur en chef
adjoint entre 4 878 et 6 860 euros ; le présentateur
vedette, 45 700 euros ; un directeur de la rédaction de
presse économique touche en moyenne 7 900 euros mensuels.
Le salaire moyen à la rédaction du Monde se situe à
4 376 euros. (14) Le Monde (13 mars), Le Figaro (24 avril),
France-Inter (13 mai), TF1 (14 mai), Europe 1 (14 mai),
Libération (15 mai), Le Nouvel Observateur (15 mai),
Valeurs actuelles (30 mai), L ’ Express (5 juin), etc. ont
tour à tour affirmé, par voie éditoriale ou
par sondage dont les questions étaient biaisées en
ce sens, qu’il n’y avait « pas
d’alternative » au triptyque hausse des cotisations
salariales, hausse de la durée du travail, baisse du
montant des pensions. (15) Tandis que 7 % des Français
âgés de plus de 15 ans déclarent lire chaque
jour un quotidien national, un habitant sur trois regarde le
journal télévisé de TF1, France 2 ou France
3 en fin de journée. (Sources : Insee Première , n°
753, décembre 2000 et Correspondance de la presse , Paris,
17 juin 2003.) (16) Les paragraphes qui suivent s’appuient
sur le décryptage d’une soixantaine de JT diffusés
sur TF1, France 2, France 3, entre le 10 mai et le 20 juin 2003,
réalisé avec le concours de Clothilde Dozier et
Samuel Dumoulin. (17) Il y eut en réalité très
peu de grévistes dans la profession à l’exception
de stations locales de Radio France et de France 3. (18)
Respectivement TF1, 13 heures, 15 mai ; France 2, 20 heures, 15
mai ; France 3, 12 h 30, 14 mai. (19) Le 11 juin, Jean-Pierre
Raffarin déclarait que les socialistes «
semblent préférer leur parti à leur patrie
». (20) La « prise d’otage » est un
crime ; la grève est un droit garanti par la Constitution.
(21) Le Monde , supplément « Le travail en crise
», 22 juin 2003.
|