Oncle
Jean, le jeune frère de mon père, est décédé en février 2003... Mon
père me disait : "tu as le caractère de ton oncle Jean". Je ne l'ai
vu qu'une seule fois, il y a une dizaine d'années. En le voyant, j'ai
cru voir papa tellement il lui ressemblait. L'oncle jean a
participé à la guerre de
39/45, puis a repris l'habit civil et il s'est enrichi en
confectionnant et en
vendant des fourrures après la guerre, le couple employait une douzaine
de
couturières ; tout un immeuble leur appartenant était destiné à la
confection ;
Ils avaient plusieurs succursales à travers la France pour vendre leur
fourrure... Ils ont acheté la moitié des immeubles du centre de Niort.
Un
enfant d'André et deux d'Albertine ont été militaires...
Puisatier. C'est avec les anciens corses que j'ai appris à construire
des puits ; Il y avait beaucoup de rochers ; les anciens employaient de la
dynamite, trop jeune, ils m'éloignaient... Lorsque tu viendras à Fréjus, je
te montrerai les deux puits (plus le mien) que j'ai aidé à construire, pour
Louis mon beau-frère, et Raymond mon copain. Ils hésitaient à se lancer dans
cette construction. En suivant mes conseils, ils se sont lancés. Je leur ai
indiqué comment, sans soulever les buses, on arrivait à les placer correctement,
en les faisant pivoter. La première buse à installer est difficile ; il faut
bien la placer horizontalement. Une fois la première buse installée et au ras
du sol on pose la seconde et l'on creuse. Raymond a inventé un système de
palans, nous n'étions que deux. Tu seras étonné de voir les puits et de
t'entretenir avec mes deux "subordonnés". Le poids est imposant : 225
kg, les faire rouler demande très peu d'effort... les incliner aussi... On les
empile au fur et à mesure que les buses descendent dans le trou...
Calvi 1937. Nous allions souvent sur la plage avec d'autres
familles de gendarmes. Papa, bel homme, courait avec un collègue le long de la
plage pour lorgner les filles, Maman m'ordonnait de suivre papa... Je ne
voulais pas, je le suivais à distance malgré les signes que faisait papa
derrière son dos pour m'obliger à rebrousser chemin. "Je vais te donner
une sacrée raclée", je ne savais plus à quel saint me vouer : Maman ou
Papa ? Je ne comprenais pas... Mais lorsqu'il se mettait à ma poursuite,
j'avais des ailes, me réfugiais derrière Maman, qui prenait ma défense...
Le lendemain la même scène se renouvelait.
Belgodère
1942. Nous élevions une truie... Elle fut en chaleur. Je l'ai emmenée
auprès d'un verrat qui se trouvait dans un champ clôturé, à 1,5 Km. de
Belgodère. Avec un seau et quelques nourritures j'ai réussi à atteindre la
place du village. Les vieux me conseillèrent d'attacher les pattes
arrière de l'animal avec l'extrémité d'une corde et de se servir de la boucle
en le tapant pour le faire avancer. Je ne voulais pas frapper ma truie,
me mis devant elle et elle me suivit comme un chien au grand ébahissement
des anciens. Après trois heures de marche j'atteignis l'enclos, ouvris le
portail, fis une dizaine de mètres : le verrat me chargea. J'eus le temps de
grimper sur un vieil olivier et de ne plus bouger. Le verrat trotta autour
de l'arbre en levant la tête, puis obligea la truie à s'écarter de moi, la
blessa avec ses défenses. Je descendis de mon arbre. Je me demande
comment j'ai réussi à grimper. Je sortis de l'enclos. Je
m'installais sur le mur prêt à ouvrir le portail. Au bout de quelques heures je
l'appelais : Tchou ! Tchou ! Le verrat l'empêchait de venir. Elle réussit à
atteindre le portail. Armé d'un bâton, le frappant sur le museau, je réussis à
l'écarter, et nous voilà reprenant le chemin du retour. Mon père qui s'inquiétait
est venu me rejoindre en moto. La truie mit bas neuf porcelets. L'année
suivante, on l'égorgea, pour en faire des saucisses... Que de larmes j'ai
versées ! J'en voulus à mon père.
Belgodère 1942-1943.
Le quartier général des forces italiennes d'occupation se trouvait
à Belgodère au château de Malaspina. Mon père aidant les résistants corses
a été convoqué au château. Son colonel le nomma adjudant et l'expédia
à Piedicroce à une cinquantaine de kilomètres. Maman n'aimant pas la
montagne était restée à Belgodère. J'ai rejoint Piedicroce en
vélo. La veille il y eut des combats acharnés entre les Allemands de
l'Africakorps qui rejoignaient Bastia pour se rendre en Italie, d'une part, et
les Italiens aidés par des partisans corses de l'autre. Quand je suis arrivé
les combats avaient cessé. Des munitions de toutes sortes jonchaient le sol.
J'ai ramassé un détonateur. Avec des pinces, je le serrais et ce fut l'explosion :
j'étais aveugle, main gauche en sang... Sur place on me soigna sommairement.
Lorsque j'arrivai à Ajaccio au bout de 18 heures, les médecins de
l'hôpital pensèrent que j'avais la gangrène. Je perdis un œil et quatre
doigts de la main gauche. J'étais considéré comme un mutilé de guerre, victime
civile directe de la guerre.
Ecrire ma vie ; j'ai vécu comme j'ai voulu, toujours optimiste, j'ai appris
à lire à 8 ans... J'étais un cancre, bon dernier à l'école primaire. J'ai eu
mon certificat d'études avec un an de retard par rapport à mon frère jumeau
André. Je l'ai rattrapé et dépassé dans le secondaire malgré ma nullité en
français. Premier en maths (algèbre, géométrie, arithmétique, chimie et
physique) et second ou troisième en leçons, 6 ou 8 en dissertation... Pendant
les grandes vacances, je devenais fromager, "le cascaval"
fromage grec de six à sept kilos, bucheron, jardinier. Nous avons eu
André et
moi une formation prémilitaire, fort en maths je me destinais à la
carrière
militaire. Blessé en manipulant un détonateur, tous mes espoirs furent
anéantis... Lorsque j'expliquais comment j'avais eu cet accident, les
personnes
ne me plaignaient pas... me disaient : "cela t'apprendra à manipuler
n'importe quoi...". Comme c'était en 1943, pendant les combats entre
Italiens et Allemands, j'ai
été considéré comme une victime civile directe de la guerre, je touche
une
pension de guerre au même titre qu'un combattants c.-à-d. avec les
statuts des
Grands Mutilés de Guerre. Pour ne pas écouter les sarcasmes des gens je
leur
disais que j'étais combattant, et on me laissait en paix...
Alger 1948 : sectionnaire à l'Ecole Normale de Bouzareah.J'ai passé avec succès l'examen du B.E. (Brevet Elémentaire), qui donnait droit
à enseigner dans le primaire, autrement dit de devenir instituteur. Admis comme
sectionnaire à l'Ecole Normale de Bouzareah, à Alger, pour apprendre le métier,
j'ai été inquiet de découvrir que nous n'avions que du français, pas de maths
du tout, de la pédagogie, psychologie ainsi qu'une classe en main sous la
direction d'un maître de classe d'application. J'avais la meilleure note :
14,50 dans la pratique. Que faire pour le français ? J'ai pris sous ma protection un sectionnaire comme
moi, souffre-douleur d'une bande d'abrutis. Je me suis levé et j'ai dit tout
haut : " qui touche Malacrida, me touche !". Malacrida était licencié
en philosophie. Le chef de la bande, un Basque, s'est approché de mon ami et lui
a frotté les oreilles. Je ne voulais pas me battre. Je sentais que j'étais
fort, puissant, j'étais le seul pendant mon adolescence à manier la bêche, la
pioche, la masse, le passe-partout, la fourche, le "cascaval" de 5 à
6 kilos, tenu à bout de bras entouré d'un filet pour l'égoutter, etc. Mon
frère André se fatiguait très vite, et je faisais les 3/4 de son travail. Je ne
ressentais pas la fatigue... Ce n'étaient pas des poings que j'avais, c'étaient
des assommoirs. Je lui ai donné une paire de petites gifles. Il s'est rué sur
moi, je l'ai repoussé une première fois de mes deux mains, mes poings bien serrés,
je ne visais pas son visage, que je risquais de trop abîmer, mais ses poings.
Il ne s'y attendait pas : mon poing a rencontré le sien, j'ai senti
ses phalanges craquer, entendu un hurlement, puis mon adversaire crier :
« Mercier est devenu fou ! », et je l'ai vu détaler comme un
lièvre tenant son poing dans sa main droite... Les collègues m'ont dit "tu
avais un regard de tueur". Peut-être car j'ai senti ma vie en danger
pensant qu'il allait chercher à atteindre mon visage... Trois heures plus tard
alors que Malacrida m'aidait à rédiger un rapport, les amis du Basque sont
venus me demander s'il pouvait rentrer dans la salle, sans que je me remette à
cogner. Je suis un être optimiste, pas méchant, je ne cherche jamais, c'est ma
nature, que l'on me laisse tranquille. "Sans rancune", lui ai-je dit,
"heureusement, tu n'as pas répliqué, je voyais en toi l'homme à
abattre". Aucune réponse...
Un incident à l'Ecole Normale de Bouzareah. Un incident
qui m'a marqué pendant mon séjour à l'Ecole Normale. Tous les dimanches,
Malacrida et moi allions au théâtre : il adorait aller au théâtre... Nous
avions raté le bus que nous prenions sur la place du gouvernement pour
rejoindre l'E.N. Afin d'arriver avant 22 heures, horaire de la fermeture
des portes, nous nous engagions vers les escaliers de la Casbah, pour rejoindre
l'arrêt du bus "Prison de Barberousse" avant que celui-ci n'arrive.
Nous fûmes attirés par un français saoul entouré d'arabes qui essayaient de lui
voler son portefeuille. C'était un sectionnaire comme nous. Le traînant, nous
sommes parvenus à prendre le bus malgré les récriminations du receveur
"interdiction de prendre des gens saouls". Il n'est pas saoul,
il est malade... S'il fait du scandale je taperai sur lui pour qu'il s'arrête
de crier... Je l'ai pris sur mon dos et nous voilà dans le parc de l'E.N.,
lorsque cet abruti me vomit dans le cou. Je l'ai laissé choir, et j'ai vomi
aussi, Malacrida a suivi. Si tu savais comme cela pue, nous en étions malades à
vomir. Sous la garde de Malacrida, je me suis dirigé vers la porte, et j'ai
tapé sans trop de bruit. La porte s'ouvre, je suis en présence de l'inspecteur,
qui a un haut-le-cœur : "Vous, Mercier, saoul comme une bourrique, demain
au rapport chez le Directeur." Pâle comme un linge blanc, j'ai voulu
m'expliquer sans dénoncer personne. "Taisez-vous et allez à la
douche !" Faisant semblant d'aller à la douche, je suis allé rechercher Malacrida et
l'autre. Sous la douche et sans lui enlever ses vêtements, je lui ai dit :
"tu iras avec moi chez le directeur ; c'est à toi de t'expliquer...
Réveillé par la douche froide que je lui administrais, il me répète qu'il n'ira
pas. Malgré les coups de pied reçus, il me dit en pleurant : "tu peux me
frapper, je n'irai pas." Le lendemain il a persisté, et me voilà seul chez
le Directeur, puisque je n'ai pas voulu mêler Malacrida. J'ai expliqué au
Directeur que quelqu'un avait vomi sur mes vêtements. "Taisez-vous !"
Très pâle je lui explique que je n'aime pas le vin ni les cigarettes.
"Vous mentez encore... Un avertissement, à trois vous dégagez."
Impuissant, j'ai levé mes deux bras. J'ai eu droit à un avertissement... que je
n'ai jamais reçu. Deux mois
plus tard lors d'un banquet organisé par les anciens, nous étions en bout de
table, pour rire à notre aise sur les histoires de femmes. J'ai alors entendu
mon nom : c'était le Directeur qui m'appelait, me conseillant de le
rejoindre avec mon assiette, et m'obligeant pour ainsi dire à m'installer
devant lui tout en écartant des invités. J'étais triste. Que me veut-il ?
Je n'avais plus faim. "Bon, dit-il, nous allons trinquer", puis il me
tend un verre de vin et dit "à votre santé" en levant son
verre ; j'ai levé mon verre, humecté mes lèvres et je l'ai reposé. Vous ne
buvez pas à ma santé Mercier ? "Je n'aime pas le vin et je préfère les jus
de fruits". "A vous dire la vérité : je n'avais jamais soif.
"Même pas de l'eau ? Même pas d'eau ? Vous ne
souffrez pas des reins ?" "Je n'ai mal nulle part", lui
dis-je. "Voyez-vous Mercier, lorsque vous avez quittez mon bureau, je
savais que vous ne mentiez pas, j'ai prévenu votre inspecteur, nous avons su
qui était avec vous ce soir-là. Sachez qu'il a été rayé du corps des
instituteurs, il a à nouveau récidivé. Quel poste voulez-vous ?".
"Collo" lui ai-je dit. "Pourquoi Collo ?", "C'est
un port qui ressemble à Ile-Rousse". "Vous avez le poste de
Collo", me dit-il. "Retournez vers vos amis, ils s'inquiètent". J'ai revu
Malacrida à Philippeville. La dernière lettre que j'ai reçue de lui, il me
disait son attachement, qu'il ne m'oublierait jamais. J'ai répondu dans le même
sens, et c'était la vérité. Je ne l'oublierai jamais, grâce à lui je suis sorti
quatrième de la promotion, lui premier, major de la promotion. J'étais fier,
nous étions fiers. Nous nous aimions comme deux frères, Sensibles, affectueux,
émotifs, réceptifs... nous l'étions. Il admirait mon optimiste, je lui
remontais le moral car il était un éternel pessimiste, et lorsqu'il me disait
"j'ai besoin de toi", je fondais. "Tu crois qu'on sera
instituteurs ? Il doutait. "Ne t'inquiète pas, nous serons instituteurs".
En pensant à lui, si bon, j'ai un moment de tristesse, un pincement au cœur.
Jacques à la Poste, puis cantonnier sur les hauteurs d'Ile Rousse. Avant
d'être instituteur, j'ai eu deux emplois, j'étais fait pour être fonctionnaire
comme papa. Je passe l'examen de commis des postes ; des maths, mon rayon,
niveau sixième. Aucun mérite d'être premier et accepté à la poste de
l'Ile-Rousse. Me voilà guichetier avec quatre collègues âgés. De la jalousie
entre eux, que je ne comprenais pas... Le Receveur un brave homme, qui disait à
chacun d'entre eux : "Vous vous êtes encore trompés, et Jacquot ne s'est
pas trompé malgré sa jeunesse..." Les opérations, la vérification de la
comptabilité c'était mon point fort. Je n'avais aucun mérite, pour moi c'était
du beurre... Catastrophe, au bout de 20 jours, après la journée nous sommes
tous convoqués à son bureau : sans préambule, le Receveur nous dit :
"Jacquot ne s'est jamais trompé. Fini le guichet, il sera en retrait de
vous et contrôlera vos comptes quatre à cinq fois par jour, et vous notera
suivant le nombre d'erreurs commises".
Dès que
j'appelais l'un d'entre eux, et pendant que je contrôlais ses comptes, il me
susurrait dans l'oreille : "lèche-cul !". Toi tu peux rire,
comme mon papa, mais moi je blêmissais... Je ne suis pas un délateur, donc
j'encaissais, mais je supportais cela seize fois dans la journée, parce que
tous s'étaient donné le mot. J'étais sur les nerfs. J'aurais aimé me battre à
la sortie, mais ils étaient âgés, et papa me disait de prendre patience. Le
Receveur m'a dit : " je prends ma retraite dans cinq ans, c'est
Jacquot qui me remplacera. Il fait déjà une partie de mon travail, et je lui ai
mis une note maximum, c'est un gars attachant." Plus j'avais de travail,
plus cela me plaisais de lui faire plaisir, mais avec ces vieux
grognons....Trois mois plus tard, l'inspecteur des ponts et chaussées
m'attendait à la sortie du bureau de poste. "Jacquot, je dois te parler :
Veux-tu devenir chef cantonnier en attendant de monter en grade ? Tu percevras
un traitement de 20 % supérieur à celui que tu touches à la Poste. Mais il
faudra passer un examen, il faut être fort en Maths." Ce qu'il appelait
fort en maths, c'étaient des problèmes du cours supérieur, une rigolade pour
moi. Sérieusement il me dit qu'il fallait un minimum de 11/20, et qu'il allait
m'aider. Comme convenu, je me rendis chez lui. Je m'installe à son bureau, et il me
donne un problème de CM 1, puis un autre de CM 2, et ainsi de suite.
C'est la mise au propre qui me prenait beaucoup de temps... Le sixième problème
était soit disant compliqué, je le trouvais ennuyeux à cause d'un tas
d'opérations avec des décimales à n'en plus finir. Il était question de
brouettes, de chargements, de transports, de prix, de m2, de m3, de tonnes, de
quintaux, d'une charrette poids à vide ou du poids avec son chargement, et j'en
passe... Je fis la preuve de chaque opération, écrivis deux à trois pages pour
la solution avec les opérations et les preuves. Je me suis même amusé à traiter
le problème par l'algèbre, voire par la géométrie lorsque c'était faisable.
L'inspecteur qui devait m'aider, et moi qui lui expliquais le principe de
l'algèbre. "Mais Jacquot, tu pourras me remplacer ; tiens je viens de
recevoir de Paris cet énoncé que je n'arrive pas à résoudre." Difficile
par l'arithmétique, je l'ai traité par l'algèbre, et il m'a fallu plus d'une
demi-heure... Mais l'inspecteur avait une idée derrière la tête : me
marier avec sa fille... Le lendemain, ahuri, le Receveur acceptait ma
démission... Me voilà chef cantonnier, ce qui ne plaisait pas à papa. Le
Receveur avait parlé à papa, et papa me voyait déjà Receveur.
"Lèche-cul" m'était resté au travers de la gorge ; je préférais être
au grand air, ne plus être rond de cuir... En présence
de l'inspecteur, j'ai fait la connaissance de mes six cantonniers, pour moi
jeune, c'était des "vieux". Nous nous connaissions, et ils
m'appelaient : "Jacquot". "Les cantonniers vous indiqueront
l'endroit où les travaux doivent-être exécutés", et nous voilà sur la
route non goudronnée de Monticello, eux à pieds et moi poussant mon vélo... Mon
rôle est de donner à chacun son travail, puis de les surveiller en restant
assis sur le talus. "Oh ! Jacquot ! On sait ce qu'on doit faire !"
Ils travaillaient au ralenti, je bouillais à ne rien faire, "halte,
dis-je, tous à droite de la route moi seul de l'autre." "Oh ! Jacquot
! Si tu vas vite nous allons nous retrouver à Régine... Piano, piano ! Restons
toujours en vue de l'Ile-Rousse... tu ne vois pas le chemin que nous
ferons d'ici 15 jours pour aller à pieds sur notre lieu de travail, tu veux
nous fatiguer avant de travailler ?" "Allez donc à votre
rythme..." En plein travail je n'ai pas vu la voiture de l'inspecteur...
"Vous travaillez là ?" me dit-il. Pris en faute j'avais les jambes
molles, je bégayais en écartant mes bras. "Vous êtes décidés à travailler
?" "Oui parce que je m'ennuie à ne rien faire."
"Votre traitement sera augmenté de 20 % " et le voilà parti. "Et
nous alors, pas d'augmentation ?" dirent-ils. Un incident s'est
produit à 10 heures lorsque mes cantonniers ont voulu s'arrêter pour le
casse-croûte. On en est presque venus aux mains. C'est un automobiliste de
passage obligé de s'arrêter, par notre présence au milieu de la route, qui m'a
dit : "On casse-croûte à 10 heures, oh !" D'accord j'en
parlerai à l'inspecteur... Comme je ne mange jamais à cette heure-là, ils m'ont
offert de partager leur casse-croûte... J'ai refusé en les remerciant. Comme il fallait nettoyer, creuser les fossés, boucher les nids de poules,
vérifier les murs de soutènement, les fissures des ponts et le reste, et mettre
en état près de 60 m de route chaque jour, je leur disais : "Si vous êtes d’accord,
70 m de route et l'on se repose?" "D'accord !" Un guetteur pour
surveiller l'arrivée de l'Inspecteur. Ils bénissaient mon idée, nous disposions
d'une bonne heure de repos, eux dormant ou discutant, moi en résolvant des
problèmes, crois-moi, cela me reposait... L'Inspecteur n'en revenait pas : 10 m
de plus ! L'Inspecteur avait une idée en tête : marier sa fille de 3 ans ma
cadette. Finalement j'aimais bien cette nouvelle fonction. En rentrant à
la maison pour déjeuner, deux lettres m'attendaient, l'une de l'Inspecteur
d'Académie d'Alger, (je ne pouvais pas enseigner en France, j'étais handicapé !
Jamais je ne me suis senti handicapé, j'ai toujours été optimiste et jusqu'à
aujourd'hui je le suis encore. L'autre, des Eaux et Forêts de l'Ecole de Lyon,
le Directeur me faisait savoir que j'étais admis, c'était un emploi réservé aux
mutilés de guerre dont le nombre de mutilés ne devait pas dépasser 10% ayant un
Brevet Elémentaire, l'on me considérait comme un licencié pour favoriser
l'insertion à l'emploi. Inouï, il y avait beaucoup de maths. Je me suis dit :
Dans les Eaux et Forêts nous n'avions que 45 jours de congé par an ;
Instituteur c'est chaque trimestre. Aucune hésitation... 1er janvier 1948, je
choisis l'E.N. en tant que sectionnaire.
Collo
1948. Me voilà débarquant à Collo, grande école, mauvaise ambiance parmi
les collègues. Directeur petit et hargneux qui s'en prend à tout le monde. Je
rencontre M..., une collègue (...). M... avait déjà été institutrice stagiaire
en 1940, avait son C.A.P. écrit, refusait de passer le contrôle médical pour
des problèmes de trachome, avait quitté l'enseignement pour vivre avec son
premier mari, puis divorcée avec deux charmantes filles à charge, avait repris
le métier d'institutrice. J'aimais ces deux petites filles. Leur père n'avait
jamais payé de pension alimentaire, M... voulait qu'il fasse de la prison, et
elle avait raison car le traitement d'un instituteur stagiaire pour une femme ayant
deux enfants, était minime en 1948. Je me suis opposé : nous pourrons les
élever sans le secours de personne. "Pas de prison !" lui ai-je dit. M...
était une pédagogue née. Elle voulait être institutrice. A 15 ans elle a réussi
au concours de l’E.N. sortie 4ème sur 12 (on n'en prenait que 12). Il devait y en
avoir une cinquantaine qui se présentaient. Refusée au contrôle médical :
trachome aux deux yeux. Un désastre... Puis elle a passé un concours pour
devenir infirmière, avec succès. Divorcée, deux enfants, elle a redemandé un
poste d'institutrice sans parler de ses problèmes de vue. Pour avoir le C.A.P.
oral, il fallait passer une visite médicale. M... y était opposée. J'insistai.
A Guelma, je me suis placé à un mètre derrière M..., bouche ouverte comme si
j'étais un taré, je ne voulais pas que l'ophtalmo voit mes lèvres bouger. M...
était rassurée par ma présence. J'attendais que le bâton parcourr les rangées
de lettres, puis je soufflais tout en gardant la bouche ouverte comme un
idiot... "Avec 5 dixièmes, vous pouvez passer l'oral ". Soulagement de
M... : la voilà institutrice titulaire.
Pour
obtenir le CAP écrit, j'étais à bonne école avec M... : livres de pédagogique,
psychologie, ses connaissances dans l'enseignement des matières dans les différents
cours... 9 mois après je réussissais à l'examen. N'ayant aucune confiance dans
les combinaisons des phrases, dans la syntaxe, j'apprenais tout par cœur. M...
a été mutée à Oued- Zénati. Pour la rejoindre je devais me marier (pas de
concubinage). Août 1949 : nous voilà mariés à Philippeville. Octobre 1949
: Ecole d'Oued-Zénati ; directeur M. Godhbane, un Algérien devenu après
l'indépendance Inspecteur de l'Enseignement primaire. Un homme capable, et nous
avons sympathisé. De passage, l'inspecteur nous dit : " Il faut redresser
la situation catastrophique de l'enseignement : je compte sur vous."
Oued-Zénati 1950-1955. Deux mois après, l'Inspecteur
"débarque" dans ma classe, entouré de deux directeurs, pour mon
C.A.P. pratique et oral. Il ne prévenait pas de son arrivée. J'ai eu la
trouille, et pourtant je travaillais pendant les grandes vacances, je demandais
aux vieux maîtres qui recevaient la revue " Ecole Libératrice" de me
les prêter, ils me les donnaient ; je découpais toutes les matières de l'enseignement,
leurs méthodes et par cours, je les rassemblais dans des chemises et les
numérotais. M... m'avait dit : "tu les rangeras sur ton bureau avec les
cartons de lettres de lecture et de calcul". Il a feuilleté
consciencieusement mes chemises, a appelé les deux directeurs qui
s'installaient au fond de la classe pour prendre des notes, a discuté avec
eux... puis il s'est tourné vers moi "Du très bon travail ! Je ne reste
pas dans votre classe, sauf les deux directeurs, vous avez votre C.A.P".
Il est parti inspecter des collègues. Quant aux deux directeurs, ils
m'ignoraient et parlaient entre eux. Pour l'oral, tirage au sort de 3 questions
sur cent (j'avais tout appris par cœur). Note : 14,50, très élevée pour un
C.A.P. En décembre nous avions commandé et reçu notre 1ère voiture, une
Simca-huit. Nous passions les fêtes de Pâques et de Noël à Philippeville, chez Mémé.
Le fils d'Adrienne, Marco, était souvent chez nous. Il considérait M...
comme sa mère.
Nous
donnions 4 heures de cours par semaine aux adultes après la classe. Nos
traitements étaient augmentés de 30%. M... me donnait les cancres et ceux qui
sentaient mauvais. Je lui en laissais huit, le minimum, et moi je frisais la
quarantaine. Après les cours d'adultes nous nous promenions en direction du
bord de la rivière, un parcours de 3 ou 4 km. Les grenouilles coassaient, le
chant de l'eau nous apaisait, les petites pataugeaient dans l'eau. En plus de
mon travail, j'étais responsable du ciné-club du village. J'ai effectué un
stage pour manier le projecteur et réparer les films, les coller. M...
choisissait des films pour enfants (Charlot, Laurel et Hardy, …) et des films
pour adultes. Pendant les séances le Maire nous honorait de sa présence.
C'était un Corse et nous nous entendions bien. Une fois, je n'ai pas pu mettre
le film à l'endroit et la séance a été reportée au lendemain. Un collègue bien
intentionné à mon égard a dit au Maire : "Il ne trouvera pas la panne, il
n'a que le Brevet Elémentaire ". Le Maire outré m'a rapporté les paroles.
J'étais offusqué, j'étais un con... La moutarde m'est montée au nez. Au bout
d'une heure j'ai trouvé la panne, puis j'apostrophe l'indélicat : "Tu as
trouvé toi ?", "Oui, il faut faire ceci cela..." J'étais aux
anges car il s'était trompé : "Tu es un grand con". J'étais prêt à en
venir aux mains... Il s'est sauvé. J'ai su qu'il était allé voir M... pour lui
dire : "Vous savez ce qu'a dit votre mari : il a dit que j'étais un grand
con" . "Ah ! Monsieur D..., si mon mari vous a dit que vous
étiez un grand con, c'est que vous l'êtes !"
Oued-Zénati. Pendant les événements, un élève que nous avons eu dans nos
classes : Mouloud, est décédé, et nous aimions beaucoup nos élèves... J'ai
décidé d'aller à son enterrement, malgré l'opposition de notre directeur qui
nous appréciait : "C'est dangereux, vous ne risquez rien des gens de la
ville, mais ceux des alentours ne vous connaissent pas et vous risquez d'être
pris pour cible". "Dangereux ou pas j'y vais." Et M... de
renchérir : "Si tu y vas, j'y vais". Dès notre arrivée, nous fûmes
entourés par un groupe d'hommes jusqu'au cimetière. Nous avions les larmes aux
yeux, tellement nous l'aimions... Le groupe nous a accompagnés jusqu'au portail
de l'école. Nous avons plus tard appris que ce groupe nous protégeait contre
des inconnus venus des bleds voisins. Pendant les vacances de Pâques nous
allions sur la plage de Stora à quelques kilomètres de Philippeville. Marco, le
cousin germain des petites, nous accompagnait, heureux de revoir M... qu'il
considérait comme sa mère. Un jour, il est tombé s'est fracturé la cheville.
Reproches de son père Lolo. Pauvre Marco ! De sa terrasse il nous regardait
partir, notre voiture était garée dans sa cour. Cela nous fendait le cœur. Nous
étions à table, Lolo, le père voulait que son fils soit près de lui. "
Marco ! Qui aimes-tu le plus ? Ton père ou ta tante M... ? Le gosse voyant la
main près de son visage répondit : "toi papa !" Nous étions mal à
l'aise... Nous visitions la FRANCE aux Grandes Vacances, allions dans les
campings universitaires. Nous étions en vacances le 1er juillet, les
métropolitains le 14. Nous préparions le terrain, les latrines en creusant des
trous entourés de roseaux. Que les campings ont changé aujourd'hui ! Au lieu
de passer par Philippeville, nous avons décidé de prendre le bateau à Tunis,
pour débarquer à Palerme en Sicile.
Lorsque
nous avons débarqué à Palerme, la douane nous attendait : nous emmenions avec
nous la cage aux oiseaux posée entre les deux filles. Le douanier dit
: "Pas d'oiseaux en Italie, c'est interdit, sauf s'ils sont
vaccinés". Les petites versaient des larmes. "Assez de larmes ou je
pleure aussi. Allez, vite, passez !" Nous profitons de visiter la Sicile,
beaucoup de choses à voir et un passé étonnant. A Syracuse, l'évêque de la ville,
féru d'histoire ancienne, n'a pas abattu le temple grec, mais l'a conservé en
l'intégrant dans une cathédrale. A l'intérieur de la cathédrale, nous voyons
les colonnes imposantes du temple grec. Au temps des premiers chrétiens, les
fidèles allaient d'abord au temple grec et ensuite à l'église pour ne pas avoir
des ennuis avec le curé. Les chrétiens détruisaient temples, chênes centenaires
où les fidèles se recueillaient, pour les obliger à accepter la nouvelle foi.
Nous avons traversé le détroit de Sicile et débarqué en Calabre. Pour avoir la
paix avec les gens du pays qui tournaient autour de mes filles, je leur disais
avec l'accent corse : "Je suis un Calabrais" en Sicile, et "Je
suis un Sicilien" en Calabre, et on nous laissait tranquilles. Nous faisions
du camping sauvage, nous dressions notre tente sur la plage à la tombée de la
nuit. Au fur et à mesure de notre progression vers la frontière française nous
visitions, villes, villages et ruines romaines. C'était splendide ! A
Vintimille, dernière étape, nous avons campé au bord d'une rivière, et nous
nous sommes baignés. Propres, nous sommes rentrés en France.
Nous cherchions un pied à terre et nous voila propriétaires d'un terrain et
d'un pavillon d'une pièce et d'autres pièces qui se trouvaient à 20 m de
là. La première des choses que j'ai faites c'est de construire des toilettes :
un vrai W.C. mais penché. Je n'avais pas de niveau. Pour l'écoulement, j'ai
creusé une tranchée, placé des tuyaux et trente mètres plus loin, tout se
déversait dans la nature, toujours dans mon champs, inutile de te dire que cela
ne sentait pas mauvais, et que les ronces et les roseaux se développaient à vue
d'œil. Comme j'ai
mis le feu aux mauvaises herbes, celui-ci m'a échappé (terme employé par
les gens du coin). Nous avons pu l'éteindre grâce aux voisins venus m'aider.
Nous avons acheté une T.V. Aucun dans le village n'en possédait, cela coûtait
une fortune, je me souviens même du prix : 5500,00 Fr en 1956. Le traitement
d'un instituteur en métropole ne dépassait pas 800,00 Fr, et peut-être moins
encore. Les gens du coin venaient voir les films l'après-midi. Nous faisions
figure de gens aisés. Chaque année nous changions d'inspecteur. Les petites
étaient dans la classe de Melle Vautier. Ce sont nos filles qui racontent l'entrée
de l'I.P. dans leur classe. "Dès l'arrivée de l'I.P., notre maîtresse est
partie chercher son travail dans son appartement laissant en plan
l'inspecteur" (l'appartement était juste au-dessus de sa classe).
"Comme elle ne redescendait pas et que l'I.P. s'impatientait, il envoya
une élève : "La maîtresse pleure et ne veut pas descendre..."
Furieux, il est allé inspecter M. Mialon : 8/20, nul, puis deux autres
instituteurs : tout aussi nuls. De plus en plus énervé, il entre dans ma
classe : "Je vais vous casser les reins à vous aussi." Mes élèves
s'aperçoivent de ma pâleur. J'utilise la méthode Lamartinière, en calcul, en
lecture et conjugaison. Je pose trois séries de 10 questions, une pour chaque
matière, chaque série étant notée sur 10. Les élèves, qui obtenaient ainsi
immédiatement leurs notes, étaient habitués à ce genre de travail, et je dois
préciser que j'autorisais les cancres, une bonne dizaine sur 55 élèves dans la
classe, à copier sur le plus fort. Ceux-ci gagnaient des "avantages",
par exemple recevaient "moins un" coup de règle... Les cancres ne devaient pas se
faire prendre. Incroyable, ils regardaient leurs ardoises, copiaient, grâce aux
forts qui faisaient semblant de cacher leur réponse. Et l'I.P. n'y vit que du
feu. C'est d'ailleurs de cette façon que j'ai toujours obtenu la meilleure note
du département. L'inspecteur était dans ses petits souliers. En faisant ses
calculs au fur et à mesure des résultats, il s'aperçut que je méritais
largement un 17/20, et c'était impensable puisque je débutais à peine. Je n'ai
jamais vu homme autant embarrassé : il me mit 14/20, et juste après le
C.A.P., cela représentait une excellente note...
Communion.
Les filles voulaient communier. M... avait l'esprit large, et de temps en
temps nous allions voir le Curé. Celui-ci était un jour accompagné d'un homme
en soutane, et très obséquieux devant ce personnage. Je pris du plaisir à
parler avec lui ; mais le curé était dans tous ses états, et de plus en plus
gêné au fur et à mesure que je lui parlais. Nous avons ensuite appris de lui
que ce personnage était l'Evêque d'Hippone et de Constantine... Nous l'avons
revu en gare d'Annecy. Il m'aida à mettre mon sac à dos, M... le reconnu, mais
pas moi. Il nous expliqua que pour reconnaître un curé d'un Evêque, celui-ci
avait un liseré rose sur le bord du chapeau... Ghyslaine est partie à
Constantine comme interne. La maîtresse de Lysiane n'étant pas consciencieuse,
nous avons dû la retirer de l'école. Que risquaient de dire les parents
d'élèves de l'école de filles ? Nous nous en moquions. Chaque jour, Lysiane
préparait un examen complet d'entrée en sixième. Comme nos deux filles
entraient en sixième, nous avons demandé d'être mutés à Philippeville.
Philippeville 1956. En 1956, nous étions sur la plage de Stora
pratiquement seuls au retour : il n'y avait pas d'autres voitures sur la
route. C'était étonnant. En ville personne non plus, et les rues étaient
jonchées de babouches. L'insurrection venait de commencer. Nous sommes
ressortis sans les petites, j'étais inconscient du danger. Devant un café, six
corps étaient allongés dans des attitudes burlesques. Nous avons été pris en
photos par la D.S.T. J'étais recherché, seul civil dans les rues
désertées. Je n'ai pas été inquiété. Les Pieds-Noirs du coin nous ont raconté
qu'il y avait eu des combats de rues, l'armée avait réglé l'insurrection en
moins d'une heure, et avait réuni des milliers de civils musulmans dans le
stade. L'année suivante nous habitions un appartement de l'école situé en haut
de Philippeville à la limite du quartier arabe. Le Directeur était un arabe.
Lorsque les grenades éclataient dans le centre, j'étais prévenu, les Arabes
m'aimaient et je le leur rendais bien. Le Directeur se calfeutrait dans son
appartement.
Une fusillade éclata dans le centre-ville. De notre fenêtre nous
voyions les Arabes remonter la rue en courant, poursuivis par les
paras. J'ai ouvert la
porte d'entrée de l'école, ils s'y engouffraient, et je les parquais
dans la
cour de récréation, protégée par de hauts murs. Ils étaient une
vingtaine
apeurés, des parents d'élèves pour la plupart. Dix minutes plus tard,
j'entends
des coups de crosse contre la porte. J'ai tenu tête à l'officier :
"Ils ont tous des babouches et non pas de pataugas, et je les connais
tous". Il est parti en maugréant au grand soulagement de mes protégés.
Nous avons eu droit à des plats de couscous. "Vous avez risqué votre
vie", me dit le Directeur Djadoun, "moi je ne pouvais rien
faire, je suis arabe". Ghyslaine est allée au lycée Maupas,
un collège de filles, en classe de philo. Lysiane est partie au lycée
de
garçons pour faire des maths.
Un grand
jour s'est levé : la naissance de notre fils, Dan. Pendant notre absence c'est
Mémé qui le surveillait. Je me rappelle bien de mémé, et je l'aimais beaucoup, et
elle me le rendait bien. Elle avait élevé cinq enfants en faisant des ménages.
M... ainsi que ses frères et sœurs étaient en but avec elle parce qu'elle
allait chaque jour à l'église. Elle disait à tous ceux qui voulaient l'entendre
que j'étais son seul fils. Nos filles l'aimaient aussi. Mon petit Dan était
dorloté par quatre mamans. L'inspecteur Martin est venu m'inspecter, et me mit un 16/20. "A partir
d'aujourd'hui, vous êtes maître de classe d'application, vous n'aurez qu'une
vingtaine d'élèves et garderez les meilleurs". J'avais chaque jour une
dizaine de stagiaires. M... avait la manie de dire "non" à tous mes projets de
voyage : "Je n’irai pas en Angleterre." "J'irai donc
seul..." Elle voyait ses collègues pendant la récréation, et leur
annonçait qu'elle avait décidé d'aller en Angleterre. Et ce fut la même chose
pour tous les pays européens que nous visitâmes. Lors de la traversée du
"Channel", j'avais bien déjeuné, les marins me disaient : "pour ne pas avoir
le mal de mer, il faut bien déjeuner." J'ai mangé, mangé. Tempête en mer,
le navire raclait le fond, et nous étions tous malades même notre Dan, sauf
Ghyslaine qui nous ravitaillait en sacs vomitoires... A Douvres, j'ai
donné les clés de ma voiture au douanier pour qu'il la fouille sans moi, et il me
regarda tristement, puis me fit comprendre que je pouvais circuler. Puis il y a
eu le massacre de Filiache-El-Halia, à 15 km de Philippeville : hommes, femmes,
enfants, bébés, une trentaine environ. Nous nous sommes rendus à l'église où
les cercueils étaient exposés. C'était affreux et émouvant. M... avait plus d'ancienneté que moi. Je l'ai cependant rattrapée, en passant
tout le temps au grand choix. L'inspecteur nous a inspectés tous les deux. J'ai
obtenu 14,50/20 et M... 14/20. Qu'est-ce que je n'ai pas entendu alors ! Elle
m'obligea pratiquement à aller voir l'inspecteur qui demeurait à Constantine.
Celui-ci me dit qu'il ne reviendrait en aucun cas sur sa décision.
Personnellement, je pense qu'elle méritait plus : c'était une pédagogue
née. Elle voulait que ses filles soient institutrices.
Je
ne m'entendais plus avec M.... J'ai demandé un poste de direction, et j'ai
obtenu Biskra. M... a été nommée à El-Harouch, à 40 km de Philippeville.
J'arrive à Biskra. L'I.P. réunit la trentaine de directeurs : il désire un
conseiller, et nous donne un questionnaire auquel je réponds en style
télégraphique, certain de ne pas être retenu. Les autres, écrivaient,
écrivaient sans s'arrêter. "Mercier, vous serez mon conseiller". Catastrophe :
"Mais je n'ai jamais exercé le métier de directeur !"
"Taisez-vous, c'est vous." Les autres : "comme tu es le dernier
venu, nous te nommons Directeur des cantines scolaires de la ville de
Biskra", avec la responsabilité de 2000 élèves par jour. Me voilà déchargé,
me voilà acheteur de pois-chiches, de haricots, de lentilles, de pâtes, de
condiments et j'en passe. J'avais sept cuisiniers sous mes ordres. Je les
réunis. Je nomme le chef de l'année dernière, et ainsi de suite. "Vous
devez obéir au chef, sinon inutile de rester." Pendant sept ans où j'ai
exercé à Biskra, je n'ai eu aucun ennui, mais il est vrai que j'avais augmenté
leurs traitements de 50%. J'avais écrit à l'ambassade américaine, disant
que j'avais besoin de lait, d'huile, de sucre, de pâtes, et ainsi de suite. Et
ça a marché : le prix du repas de chaque élève était passé de 4 Fr à 0,45 Fr.
Je pouvais me permettre de leur distribuer deux barres de chocolat à chaque
repas. Les américains sont venus contrôler si je ne revendais pas la marchandise,
puis, satisfaits, m'ont dit qu'ils retrouvaient systématiquement leurs produits
sur le marché, mais qu'ils n'avaient rien trouvé sur le marché de Biskra. Ils
me félicitèrent donc, et me dirent de leur demander tout ce que je voulais, et
qu'ils pourraient l'envoyer. [Quelques photos de Jacques dans ses classes.] J'ouvre le registre de la comptabilité, et n'y vois, quelle horreur, que des
ratures, rien que des ratures... Ou des nombres que je n'arrive pas à lire...
L'I.P. refuse de mentionner le montant et de signer. Grincheux, nous nous
rendons chez le Receveur responsable des sommes. "- Des directeurs
brouillons, qui ne savent même pas compter ! Quel est votre nom ? - Mercier. - Je retiens, je suis content que vous soyez
venu." Il tire un trait et mentionne le montant, et signe. L'I.P. l'imite. "-Venez me voir dans trois mois, nous nous entendrons." Trois mois
plus tard me voilà chez lui, aucune rature, c'est net et propre. Coup de téléphone à
l'I.P. : "- Enfin une comptabilité nette et claire !"
Les
filles, bac en poche, Dan et M... débarquent à Biskra : M... est nommée
directrice à 5 km de Biskra, et les filles sont adjointes dans mon
établissement. Deux stagiaires mécontentes quittent mon établissement pour
laisser la place à mes filles. J'étais secrétaire du Syndicat des
Instituteurs Indépendants (S.I.I.) qui comptait une centaine d'adhérents dans le département de
Batna. Le S.N.I. (Syndicat National des Instituteurs) en avait plusieurs centaines. Un professeur du C.E.G. me
caricaturait, en dessinant un œil plus bas que l'autre, plus petit que l'autre,
fixe, qui louchait, petit nez, petites oreilles : très bien fait, puisque
je me reconnaissais, et je riais. M... a ri jaune lorsqu'elle s'est vue
surveiller ses enfants qui, à quatre pattes, bouffaient des lentilles,
pois-chiches étalés par terre, moi, louchant avec un rire niais sur ces
caricatures. Elle n'a pas pu supporter cette image. Le responsable de cette
caricature était C... (je m'étais renseigné) et il habitait un studio. Je suis
allé le voir. Il était allongé sur son lit et écoutait de la musique.
"- Debout, nous allons nous battre !" Plus grand que moi et costaud, il
refuse. Je n'étais pas dans mon état normal, il a eu peur, je le sentais. Deux baffes. "- Debout !" Aucune
réaction. De rage, je casse tout dans son studio.
Je pars... Huit jours d'incapacité de travail. Je prends peur. Je vois
le Maire, les Elus, etc. Tous me donnent raison, mais je ne
suis pas
tranquille. Une quinzaine de jours plus tard, je dois me rendre à
Alger, auprès
du Vice-Recteur pour "affaire me concernant", et j'ai les "jetons". Je m'y rends en train ... Je suis reçu immédiatement malgré la dizaine de
personnes qui attendaient. Je m'enfonce dans le fauteuil et lève la tête pour
le voir. "- Affaire très grave", refuse de m'entendre. "- Démission
ou Tataouine." J'essaye de me lever, impossible ! Mes jambes sont en
coton. Je m'affale sur son bureau, comme un petit garçon. Quelle honte ! D'une
voix inaudible, je réponds : "- Pas démission, Tataouine." J'étais
pâle... lui avait l'air rieur. "- Mais non, mais non, j'ai pris des
renseignements auprès des autorités de Biskra, excellent... Ne jamais
s'attaquer à la vie privée. Vous allez coiffer votre I.P. incapable de remettre
à son I.A 10 inspections par an." "- J'ai un surcroit de
travail..." Il ne m'écoute pas, trop heureux que je garde mon poste
d'instituteur... Je suis faible en français, j'ai acheté un livre plus gros
qu'un dictionnaire, intitulé "Mille rapports d’inspection".
Prix : le tiers de mon traitement. J'inspecte à tour de bras, perds
tous mes copains collègues, malgré le 1/2 point de plus que je leur attribuais.
J'ai essuyé un refus venant d'un directeur licencié en grammaire. Heureux,
j'envoie un T.O. au Vice-Recteur (il me déchargera de ces inspections). Que
j'étais naïf ! En deux mois, 16 inspections adressées à l'I.A. Je faisais une
boucle tout en inspectant. Dans la journée j'arrivais à inspecter quatre
collègues. Je me vois arriver le directeur licencié, il me présente le
télégramme du V.R. : "- Refus d'être inspecté, vous êtes
démissionnaire." "- Monsieur l'Inspecteur", "- Je ne suis pas
Inspecteur..." Il insiste: "- Inspectez-moi !" " - Vous croyez que
je n'ai que ça à faire, j'ai d'autres chats à fouetter..." "- Je vous
en supplie !" "- Dans 10 jours." "- Percevrai-je mon traitement
?", etc. J'y suis allé, je lui ai laissé sa note, je l'ai regretté par la
suite, il méritait plus. J'y suis retourné l'année suivante, et lui mis un
point de plus...
Accident
à Biskra. Nous vivions à Biskra : Visite du marché d'El-Oued : M... te
tenait par la main, ta jambe a été happée par la roue d'une charrette non
chargée, (roue de voiture), M... te tirait, ton pied était déjà sous la roue en
caoutchouc (le bourricot allait au pas, heureusement). Je t'ai plaqué au sol,
et la roue est passée sur ta jambe sans te faire le moindre mal. M...
commençait à insulter le charretier. Dare-dare nous sommes rentrés à Biskra.
Le scorpion noir (version de Jacques). Nous étions sur une des dunes
à quelques kilomètres de Biskra, avec des collègues... Je jouais aux boules,
M... assise, avait ses mains posées sur le sable, et toi, derrière M..., tu
criais : "- Maman, il y a une grosse bête derrière toi !" M... énervée a
levé la main pour te faire taire... Il y eut un cri déchirant : un gros scorpion
noir l'avait piqué. Je me précipitai, récupérai le scorpion imposant
dans une boite de conserve, et nous voilà à plus de cent à l'heure rejoignant l'hôpital
de Biskra. Le médecin fut heureux de voir l'espèce de scorpion, et put lui
administrer le vaccin adéquat.
Le scorpion noir (version de Dan). Je me rappelle de cette
aventure. Le scorpion noir était gros, et je te vois encore en train de
chercher rapidement une boîte quelconque, puis courir derrière pour le coincer.
Je me rappelle de la course pour arriver à l'hôpital, avec M... qui souffrait.
A dire vrai, lorsque j'étais petit, j'étais assez collant et me rapprochais
souvent de ma mère, lui tirait sa jupe, essayais de capter son attention. Je
m'en souviens à l'occasion de nos promenades à Cannes, sur la croisette ou dans
les rues passantes, où je me faisais bien réprimander de toujours vouloir
attirer l'attention, et je devais avoir 3 ans peut-être. Dans les dunes, je
devais être un peu plus vieux peut-être, et j'ai vu cette bestiole toute noire
s'approcher de la main de M.... Tout le monde était assis au sommet d'une dune,
et M... avait le bras tendu à l'arrière, la main dans le sable. La bête
avançait de façon très décidée, et je l'ai vu venir bien à l'avance, puisque je
faisais toujours attention aux "petits détails" qui nous entouraient.
Il n'y avait pas d'autres enfants, et les discussions des grands n'étaient pas
vraiment ce qui m'intéressait à l'époque ! J'ai tapé un peu sur l'épaule de ma
mère et je lui ai dit : "- Maman, il y a une grosse bête !" M... n'a
même pas tourné la tête et m'a répondu que cela suffisait, que j'étais toujours
en train de capter son attention et qu'elle était en train de discuter. Je suis
donc resté à regarder la bestiole s'approcher, comme aimanté par cette main sur
le sable. Je l'ai vue se courber rapidement et j'ai entendu un cri strident. Et
ma première pensée a été : "Bien fait, la prochaine fois, tu feras
attention à ce que je dis !", tout en étant très étonné de voir tout ce
remue-ménage. C'était donc un scorpion, je ne savais pas : c'était la première
fois que j'en voyais un. Sur la route, je me sentais coupable d'une telle pensée,
et fut triste qu'une telle chose soit arrivée... alors que je l'avais vu.
1962,
Indépendance de l'Algérie. M... et les petites sont nommées à Dieppe,
regroupement familial. Pendant les Grandes Vacances, avec M... nous nous
rendons à Paris au ministère de l'E.N. Pour voir un Corse, M. Seité, I.G. et
secrétaire du ministre. Nous sommes reçus entre deux portes : "- Ne vous
inquiétez pas, je prends note. Votre épouse sera nommée dans les A.M. comme
elle le désire." En sortant M... me dit : "- Je n'y crois pas, tu as vu
comme il nous a reçu ?" mais elle obtient un poste à Valbonne... Retour à
Biskra, seul. En 1964, je n'inspecte plus, je respire : il me
reste ma direction, la cantine scolaire, la fonction de conseiller
pédagogique pour apprendre le métier aux jeunes maîtres. J'ai quand même du
pain sur la planche... J'aime travailler, je suis un bœuf de travail, comme
dans la conduite automobile. En 1966, L'I.A. M. Belghodja de Colomb-Béchar, me
fait parvenir l'exéat pour quitter le département de Batna, me nomme Directeur
de Bidon 2 ; 38 classes + les cantines scolaires : 800 élèves seulement ... Un
gros chien-loup sauvage se prend d'affection pour moi. Je le lui rends bien.
M... rouspétait en lui donnant à manger. Lui, se laissait caresser, mettant sa
queue entre ses jambes. Je lui préparais dans une remise que je n'utilisais pas
un endroit pour qu'il puisse se coucher. Il me faisait fête chaque fois qu'il
me voyait, et à Dan aussi. La nuit il allait attaquer les chiens du village et
s'en prenait particulièrement, au chien du directeur Matéo, 45 classes, qu'il
blessa sérieusement. Armé d'un fusil, Matéo blessa grièvement la bête, celle-ci
se traîna jusqu'à moi et mourut dans mes jambes pendant que je le caressais.
Triste, triste. Dan était admis dans la classe du CM1 à Béchar, école de la
coopération. L'année suivante, j'étais nommé dans la plus grande école du centre
de Béchar et Dan au CM2. M... était à la retraite depuis l'année précédente.
Comme Dan entrait en sixième, nous quittions définitivement l'Algérie. Avant de
partir j'ai eu droit à une grande fête, toutes les autorités de Béchar
étaient présentes : Préfet, Inspecteur Général, Inspecteur d’Académie, I.P.,
etc. J'ai rejoint Amiens. En cours d'année scolaire alors que l'I.A. d'Amiens
refusait de me donner l'exéat : «Tant que je serai I.A. je vous garderai, j'ai
besoin d'instits comme vous. Pourquoi avez-vous refusé la direction du C.E.G.
de Gamache ?".
Au
Ministère de L'E.N. à PARIS, j'ai revu M. Seite ; Inspecteur Général et
toujours secrétaire particulier du Ministre. Comme d'habitude il m'a reçu entre
deux portes. "- Vous voulez le Var, vous aurez le Var". Le 25 août 1969
je me présente à l'I. A. de Draguignan. Je vois le chef du personnel. Il a une
attitude hautaine, je n'ai même pas ouvert la bouche. "- Cela fait le
centième d'instits que je reçois, pour leur dire qu'il n'y a eu aucune
intégration dans le Var, j'en ai assez, vous m'entendez !" Je n'ai rien
dit et m'en allais, lorsqu'il m'interpella : "- Donnez-moi votre nom
?" "- Mercier !" criais-je... Je n'ai jamais parlé de cette façon
aux collègues. "- Mercier, Mercier dit-il, cela me dit quelque chose... Ah,
j'ai trouvé, Paris a créé un poste supplémentaire dans le Var, vous ne serez
pas ennuyé par le syndicat qui est puissant chez nous. M. Mercier je vous fais
toutes mes excuses, pardonnez-moi de m'être comporté de cette façon. Je suis
énervé de répéter cent fois la même chose. Quel poste voulez-vous ?"
Il me présente une liste de postes. Je choisis la Roquebrussane. La population
veut me garder, le Maire intervient auprès de l’I.A. Je refuse de rester,
j'obtiens Fréjus la Gabelle. L'inspecteur Casimir veut m'obliger à prendre une
direction, directeur déchargé, je refuse et pour cause, directeur ou pas je
toucherai les mêmes indemnités. A quoi bon une direction. Deux années avant ma
retraite, j'ai quitté M... et me suis mis en ménage avec une institutrice.
Je suis parti avec deux valises et le camping-car. J'étais "ratiboisé
" mais très radieux. Dan a passé son bac avec la mention T.B. Je me suis
remarié à Monticello (Corse).
A la retraite, ma nouvelle femme travaillant, j'ai fait la connaissance
d'un biologiste. Il m'a autorisé à venir effectuer des expériences dans son laboratoire. J'étais aux
anges. Au cours de mes expériences je n'ai jamais trouvé quoique ce soit. Avec
mes pipettes je cherchais, je cherchais... J'étais heureux, je me prenais pour
un chercheur... je ne trouvais rien. Ce savant avait quatre assistants diplômés
des hautes études scientifiques. Il me les présenta. Ils me détestèrent. J'ai
eu le malheur de leur demander de me réduire les formules nucléaires "des
plus et des moins". "- Vous êtes vraiment con pour ne pas savoir cela !" Vexé, je suis retourné à ma table de travail. Le Patron se doutant
de quelque chose est descendu de sa cabine : "- Vous vous entendez
bien au moins ? " J'ai répondu : "- Oui !" au grand
soulagement des assistants. Trois ans plus tard, deux assistantes, vinrent
renforcer l'équipe. Je leur ai dit que je n'avais aucun diplôme, que
j'avais été traité de con par leurs collègues pour leur avoir demandé de me réduire
les formules afin de me faciliter la tâche. Elles étaient offusquées.
Demandez-nous ce que vous voulez. Comme elles sortaient des écoles, certaines
formules évoluaient au rythme des années, il fallait toujours se remettre en
question, ce n'était pas mon cas, je ne me posais pas de question. J'étais nul
mais cela me plaisait de faire des expériences sans résultat. Une
assistante me fit du coude. Elle interpela l'assistant indélicat :
"- Comment vous n'arrivez pas à décomposer cette formule ?" et me
fit un coup d'œil. "- Je n'ai pas appris ces accents, c'est nouveau
pour moi", dit-il. L'autre assistante : "- Il faut être
modeste". Penaud il baissa la tête ; quelques jours plus tard il me dit :
"- N'hésitez pas à me demander un renseignement ..."
"- Je vous remercie, les filles m'aident." Lorsqu'il était question de congrès à travers le monde, le patron me prenait
avec lui ; les garçons me disaient : "- C'est à vous de refuser, il n'a pas
le droit de vous prendre. Dites-le au patron !" et je partais à
travers le monde avec mon patron : Israël, la Floride, Sao-Polo,
Guadeloupe, Martinique, Guyane, etc. Le patron et moi avions le même
âge. Mon rôle dans les congrès consistait à prendre des diapos des
tableaux où les savants inscrivaient leurs formules. La nuit j'inscrivais
toutes les formules en supprimant les doubles ou les triples, et je
les remettais à mon patron au petit déjeuner. En mangeant, il
rectifiait supprimait, réduisait, me disait "c'est bien, vous êtes
toujours à l'heure... pas comme mes assistants. Pour me
rendre utile je nettoyais les pipettes que je mettais dans des récipients,
genre cocotte-éclair, le parquet, les tables individuelles, les chiffons, les
gants, en ce temps là on les désinfectait. Le patron me donnait 250,00Fr /
H. si je travaillais 6 H. par semaine. Je pense que ma présence
l'apaisait. C'est moi qui le dis. Les assistants percevaient un peu plus de
400,00 Fr. Ne travaillaient que trois heures par jour ; le patron plus de douze
heures. Nous étions souvent seuls lui et moi. J'étais son confident : »Vous
savez j'ai trouvé une chose qui bouleversera la biologie. Demain nous partons
au congrès de Vienne. J'ai hâte de l'exposer avant qu'un autre ne le trouve.
C'était sa hantise. Et nous partons prendre l'avion à Nice sous le regard
attristé des assistants. De sa découverte il recevait de l'Etat des sommes
importantes exonérées d'impôts. Par contre disait-il, l'état touchait des
milliards en revendant le brevet. Lorsqu'il est décédé d'une crise cardiaque,
j'ai pleuré à chaudes larmes, il était si bon avec moi. "Vous
m'apportez beaucoup." Je me suis demandé ce que je pouvais bien lui
apporter, moi, l'ignorant ! (...)
Ile-Rousse
1946. Avec André et armés d'un passe partout, nous scions des arbres
dont un chêne immense. Nous ne savions pas qu'il fallait entailler à la hache afin
que l'arbre s'abattre dans la bonne direction. Diane notre
chienne était couchée près de nos vêtements sous le chêne. Pendant que
nous terminions de scier, l'arbre se mit à pivoter. Je criais :
" André sauve toi !" Il était temps, la chienne fût écrasée par
les branches. Que de tristesse !
Biskra 1960. M... intervient : 3
collègues adversaires appartenant au S.N.I. tendance Algérie
indépendante, moi secrétaire du S.I.I. tendance Algérie française, sont
venus chez moi me donner une raclée. Dans la cour sous les fenêtres de la
cuisine le ton monta. M... comprit que j'étais en position de faiblesse,
rassembla deux chaises sur le bord de la fenêtre. Nous levâmes la tête et nous
comprîmes. Ils me quittèrent. J'étais soulagé : 3 contre 1, je n'avais
aucune chance de m'en sortir...
Biskra 1960. Distribution de nourriture aux gens pauvres du
quartier... Directeur des Cantines scolaires de la ville de Biskra, 2000 repas
par jour, il y avait toujours un surplus de nourriture. Je n'aimais pas gaspiller.
Je pouvais nourrir une centaine de pauvres gens. Vers 15 heures, le premier jour, j'installais mes
grosses marmites, mes louches, mes 7 cuisiniers devant les grilles de l'école
Lavigerie. Le garde champêtre battit du tambour pour prévenir la population du
quartier pauvre de la distribution gratuite de nourriture. Quelques
minutes plus tard une armée de gens munis de boîtes, de casseroles et de cartons
se précipitèrent sur nos marmites malgré l'opposition de mes cuisiniers. De
vrais sauvages me dirent-ils : ils renversèrent nos marmites, les
cabossèrent et tous ramassèrent la nourriture par terre. Derrière
les grilles nous assistâmes impuissants à cette ruée, je passe les cris,
les invectives, les coups de poings. Je suis allé m'excuser auprès du
commissaire que je connaissais. Le lendemain il mit à ma disposition 5
policiers armés de bâtons. Le chef me dit : "Laissez-nous faire
!". Prévenus par le garde, ce fut la ruée. Les policiers firent des
moulinets avec leur bâton, mirent en file les affamés et tout se passa sans accroc. Les
resquilleurs furent repérés. Comme ils étaient nombreux, je leur donnai une
louche de farine, une louche de lait en poudre... ces denrées m'étaient données
par l'Ambassade Américaine. J'étais le seul directeur de ce département à qui
ils donnaient ces denrées. Pourquoi ? Ils ne retrouvaient pas les denrées sur
les marchés de Biskra. D'autres revendaient ces denrées et les
inspecteurs Américains les retrouvaient sur les marchés ! Et ils étaient
d'accord pour que j'en donne à la population pauvre.
Barrage de pierres. Tas de pierres sur la route entre Batna et
Biskra. Depuis midi, nous étions à une réunion des inspecteurs et de quelques
directeurs d'école, nous mangions et travaillions. Le jour déclinait, je
prévenais les deux inspecteurs qu'il fallait partir. L'inspecteur de
métropole : "- Vous Mercier vous avez toujours la trouille !" Je n'ai
pas répondu. Une heure plus tard nous quittions Batna. Le chef français du
barrage installé à la sortie de Batna nous prévînt qu'il serait
raisonnable de dormir à Batna. L'inspecteur : "- Nous ne craignions
rien, nous sommes des enseignants !" Je conduisais. Il faisait
nuit dans le défilé d'El-Kantara, surnommé "la porte du désert". Avant
d'atteindre El-Outaya, au lieu-dit "la fontaine des gazelles", un barrage de
pierres et des hurlements : "- Sortons vite de la voitures : des
félouzes..." Depuis longtemps ils nous avaient repérés, avec nos phares qui
balayaient la route. Je lève mes mains. Le chef crie : "- C'est babec
boudebouse" (à cause de ma main gauche qui avait la forme d'une canne,
babec = père). "- Tu me connais ? " "- Oui monsieur, vous
étiez mon maître à Oued-Zénati." "- Et bien tue-moi !"
"- Jamais monsieur !" Les autres félouzes s'énervaient. Il me dit :
"- On va botter leurs fesses." "- Faites, faites, cela leur
apprendra à rouler la nuit." "- Partez vite !" Barrage à l'entrée de Biskra tenu par l'Armée française : "- Vous êtes des
inconscients ! " Les inspecteurs étaient à genoux, ne pouvant s'asseoir...
Arrivés devant les locaux de l'Inspection : "- M. Mercier, regardez-moi
dans les yeux : jurez de ne parler à personne de notre
mésaventure."
Sables
mouvants en Italie (version de Jacques). Je n'avais pas remarqué que nous
nous étions arrêtés dans un endroit marécageux, nous n'avons pas remarqué les
panneaux qui signalaient : danger sable mouvant. M... préparait le dîner, et le
lit. Je vérifiais le moteur. Dan s'amusait à sauter à moins de trente mètres du
camping-car. Un grand cri " Mon fils " et la voilà partie comme une
flèche, je t'ai vu te débattant, je l'ai rattrapée tout en ramassant un bâton,
j'ai compris que ta mère se serait jetée dans le trou pour te sauver. Je lui ai
donné une gifle pour l'arrêter, j'ai abîmé son dentier, mais elle ne s'en est
jamais plainte, tout s'est passé en quelques secondes... Je me suis allongé en
te disant "Papa est là ne me quitte pas des yeux, ne bouge pas"... Je
t'ai tendu le bâton. Lorsque j'ai senti tes menottes, j'ai eu les larmes aux
yeux, tu étais sauvé. M... t'a pris dans ses bras et pleurait à chauds larmes...
Je me suis excusé du coup porté à sa bouche. "Ce n'est rien", elle
souffrait pourtant. "Tu as bien fait, j'aurais sautée".
Sables mouvants en Italie (version de Dan).
Je me rappelle de cette
aventure. Cela s'est passé en Italie, vers 1970 ou avant. J'étais
déguisé
en soldat grec, avec un casque et un bouclier qu'on m'avait acheté en
Grèce avant de repartir. Je jouais dans les dunes, un piquet de
tente bien noir et pointu dans les mains : ma lance. Je
surveillais le
campement et prenais mon travail à cœur : montais sur les dunes, et
passais
d'une dune à une autre. Le camping-car Volkswagen n'était pas bien
loin, mais
derrière une dune ou deux. Je descends un sommet, et me trouve devant
une
flaque de boue bien noire. La flaque n'était pas très étendue, et je me
sentais la force
de sauter par-dessus pour passer de l'autre côté. Je prends mon élan,
saute,
mais l'un de mes pieds tombe dans la boue. J'ai tout de suite la
cheville dans
la boue. Je n'ai alors qu'une seule pensée : « j'ai sali mes
souliers, on
va me crier... » et naturellement j'essaie de me dégager en
mettant le second
pied à côté du premier pour pousser. Je me retrouve rapidement les deux
chevilles dans la boue, et je m'enfonce progressivement. La boue
visqueuse
glisse le long de mes jambes, jusqu'à mi-cuisses. Je me dis que
lorsque je
rentrerai pour manger au camp, ce sera ma fête : tout mon pantalon est
plein de boue sale. J'ai aussi de plus en plus peur, car je
m'enfonce inexorablement dans
cette masse lourde et visqueuse, centimètre par centimètre. La boue
arrive à ma taille, au nombril... Je commence à avoir peur. Par
réflexe, je pose ma main droite à côté de moi pour pousser, comme on
ferait pour sortir d'un
trou, le geste est tellement naturel qu'on ne s'en rend pas compte...
Ce qui
n'est pas normal, c'est de voir ma main s'enfoncer dans la vase
à côté de moi sans la possibilité de la retirer tellement ce liquide
lourd était visqueux. Pendant tout ce temps, je m'enfonce
doucement et inexorablement, et j'ai même l'impression de prendre
de la vitesse ! C'est
affreux, je crie fort « Papa !, Maman ! » et refuse de
mettre
ma seconde main dans la boue pour tenter de me dégager. J'ai vu ce qui
était
arrivé à ma première main, et j'ai eu là un bon réflexe. Quelques
touffes d'herbes
sont juste en face de moi, mais je ne peux pas les atteindre. Je ne
peux pas bouger, je me vois seulement m'enfoncer. J'ai
alors très peur et ne pense plus du tout à mes habits, bien que
la boue atteigne le milieu de ma poitrine. Je descends toujours.
Je crie, je crie autant que je peux en
espérant que le bruit de la cocotte-minute sur la table de camping
n'empêchera pas mes parents de m'entendre. Je sens que je suis perdu.
Heureusement, mes parents
surgissent en haut des dunes, crient, courent, je ne comprends pas ce
qu'ils disent. J'ai de la boue jusqu'au cou. Ma main,
encore en dehors de la vase, me permet d'agripper le bâton que me tend
mon père,
et je m'y accroche fort. C'est
avec soulagement que me vois sortir petit à petit de cette fosse
remplie de
boue. C'est vraiment étonnant de vivre ainsi son engloutissement
inéluctable
dans une grosse masse noire et collante, et s'apercevoir qu'un simple
bâton suffit pour
s'extirper de la vase. Une fois dehors, je repense à ce que j'ai fait,
à tous mes habits qui sont dans un état déplorable, tout cela à cause
de moi, et je suis étonné
d'être embrassé par ma mère, et de n'entendre aucun type de reproche.
Pourtant, je le méritais bien...